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Caïn et Abel

Caïn et Abel

Titel: Caïn et Abel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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auparavant.
    Le lendemain, après une nuit au cours de laquelle nous n’avons partagé que nos insomnies, elle repartit pour la France, affolée, horrifiée, me tenant à distance comme si j’étais devenu un personnage maléfique, contagieux, monstrueux, même, puisque j’avais décidé de rester à Patmos,choisi de ne pas regarder en face le corps mutilé de ma fille.
    J’ai erré, les jours suivants, revenant en fin d’après-midi, quand les touristes s’en étaient allés, à la grotte de l’Apocalypse.
    J’ai décidé d’acheter une bergerie à proximité. J’avais été attiré par le cimetière et la chapelle qui appartenaient au monastère Haghios Ioannis Théologos, mais qui jouxtaient cette bergerie. Je voulais m’enraciner là, dans cette île de l’Apocalypse. J’y avais vu – ce qui s’appelle vu – l’abîme s’ouvrir devant moi. J’y avais acquis la certitude que les plus humbles, les plus insignifiantes des vies, tout comme les plus rayonnantes, les plus monstrueuses, révélaient la présence de Dieu et du Diable, et que chacune d’elles reproduisait les rêves et cauchemars de tous les hommes.
    J’aspirais à écrire ici l’histoire de quelques-unes de ces vies, celles d’hommes habités par la foi qui, comme l’avait dit l’Apocalypse de Jean, étaient dignes « d’ouvrir le livre écrit au-dedans et au dos, et scellé de sept sceaux ». Ils avaient reçu pouvoir de briser les sceaux et avaient rêvé de bâtir sur terre une Cité idéale faite d’amour et de justice, d’où Satan avait été chassé.
    Mais, parfois, la Bête s’était à leur insu emparée de leur âme.
    À Paris, j’enseignerais ; ici, je méditerais, écrirais.
    Patmos, la grotte de Jean seraient mon sanctuaire, puisque c’est là que j’avais appris la mort de Marie, ma fille, et vécu mon Apocalypse.
     
    Un jour, je suis revenu de Paris avec le portrait de Marie. Je l’ai placé au cœur de ma maison afin qu’elle devienne, tant que je survivrais, celle de ma fille.
    Jamais je ne devais oublier ma faute, mon crime, ma lâcheté.
    J’ai écrit :
    « Le peintre n’est pas le tueur. Le criminel, c’est moi qui n’ai pas su, par égoïsme, empêcher la lente agonie de celle à qui Dieu m’avait permis de donner la vie. »
    Et que j’avais laissée mourir.

12
    Quel masque, quel déguisement la Mort, la Bête, Satan, cette Trinité noire, avaient-ils choisis pour s’approcher de Marie, s’insinuer dans son âme, en faire le bourreau d’elle-même ?
     
    Seul dans la bergerie où les travaux n’avaient pas encore commencé, ou bien assis sur une des tombes du petit cimetière envahi par le foisonnement des longues herbes emmêlées, ou encore allant et venant devant l’entrée de la grotte de l’Apocalypse, je m’enivrais du silence de la nuit insulaire. Je prenais un couteau ou une branche, selon que j’étais dans la grande salle de la bergerie, parmi les tombes ou proche de la grotte de Jean, et je refaisais les gestes qu’elle avait dû accomplir pour atteindre ses veines, ses artères, sectionnant ses poignets et sa gorge.
    Et il m’est arrivé de hurler et vomir de désespoir.
     
    Je n’avais pas été près d’elle pour retenir sa main. Je m’enfonçais dans notre passé : à quel moment et pourquoi avions-nous cessé de marcher côte à côte ? Car, durant les premières années de sa vie, je lui avais toujours tenu la main.
    Nous courions sur la grève, nous nous élancions, plongeant dans les vagues, nous sautions de restanque en restanque, dévalant ces mêmes oliveraies qui couvrent les pentes des collines provençales, ces arbres noueux de notre vie commune, à Marie et à moi, et que je retrouvais ici.
    J’avais la folle tentation de crier : « Marie, Marie ! Je suis là ! » Je l’ai fait, tendant la main dans l’obscurité, fracassant le silence nocturne d’un cri aussi inutile que désespéré.
    Trop tard.
     
    Nos mains s’étaient séparées alors qu’elle avait une dizaine d’années.
    Premier coup de faux : sa mère, qui vivait seule, parce qu’elle avait, assurait-elle, une œuvre à accomplir, était morte. Moi, je vagabondais. C’est ma sœur qui avait pris en charge Marie.
    Nos mains, quand nous nous rencontrions, s’effleuraient. Je la trouvais amaigrie, mais j’avaissi peu de temps pour m’inquiéter de ce qui commençait à l’envahir. J’achevais ma thèse, je publiais des articles, je prenais place sur l’échiquier

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