Caïn et Abel
de la population.
Le beau jeune homme blond, le page du roi de Sicile découvrait tout à coup que la vie n’était pas une fête, mais un abîme dont on essayait d’oublier qu’il s’ouvrait au bout de la route, quoi qu’on fît. On pouvait tout au plus tenter de s’agripper, fermer les yeux, mais l’effroi enfonçait ses griffes dans le corps, la panique faisait lâcher prise et il ne restait plus qu’à hurler ou à prier Dieu pour qu’Il vous entende.
Joachim était confronté au charnier comme j’avais été face à Marie martyrisée, morte.
Mais il était d’une autre trempe. Il était déterminé, alors que j’étais écartelé entre la raison et la foi, le doute et la croyance.
Il avait déchiré ses vêtements de cour, jeté ses armes de chevalier, ôté ses chaussures et revêtu un habit de bure. Il avait demandé à André de couper les boucles blondes qui lui tombaient sur les épaules. Elles avaient été la parure et le blason de sa vie de courtisan et de séducteur.
Fini, cela !
Il avait été, sous les remparts de Constantinople, un jeune gentilhomme italien avide de plaisirs, orgueilleux de sa beauté, de son rang, de son destin. Il n’était plus qu’un mendiant en haillons, aux cheveux ras, décidé à se rendre en pèlerinage à Jérusalem sur le tombeau de Celui qui avait choisi de mourir comme un homme, par le supplice de la croix, afin qu’on sache que Dieu peut vaincre la mort et offre aux mortels la résurrection.
Joachim de Flore incarnait ainsi l’Apocalypse et l’Espérance, et n’était-ce pas cette dualité que je voulais précisément exprimer ?
Mais j’avais été aveuglé par un corps de jeune femme, cet élan de l’amour, cet arc-en-ciel, etj’avais oublié que la mort n’est vaincue que par Jésus, homme, fils de Dieu et Dieu.
Je n’ai pas eu le courage de quitter Patmos, de devenir l’un de ces pèlerins qui s’en vont à la rencontre de la misère du monde pour expier leur avidité, tenter d’apporter leur aide et leur compassion à des peuples affamés déjà jetés au fond de l’abîme.
Dans la solitude de la bibliothèque du monastère, je me suis borné à continuer de suivre Joachim de Flore.
J’ai traversé avec lui des déserts.
La chaleur brûlait les chairs, la soif gonflait la langue qui se transformait en boule râpeuse obstruant la gorge. Joachim étouffait. Parfois, il s’enterrait à demi dans le sable pour y trouver un peu de fraîcheur.
Il atteignit ainsi les confins de la Syrie et entraîna son compagnon dans les lieux les plus reculés, là où se tiennent des ermites qui vivent dans l’abstinence, le jeûne et la pénitence. Et il fut tenté de rester auprès d’eux, dont la vie se desséchait dans la prière et la communion.
Joachim les a longuement observés. Leur isolement, leur ascétisme n’étaient pas refus du monde,mais volonté de s’enfoncer dans le mystère de la vie pour atteindre au cœur des choses sans être distrait par les vaines querelles qui retiennent l’attention des hommes.
Ici, au désert, pas de lutte pour l’accumulation des richesses et la conquête du pouvoir, mais le dépouillement et l’acuité de la pensée, la méditation sur les textes, les enseignements de Dieu.
Pour Joachim de Flore, c’étaient des hommes semblables à saint Jean l’Évangéliste qui avait dicté, dans la grotte de Patmos, l’Apocalypse.
Quittant le monastère Haghios Ioannis Théologos, je m’arrêtais devant l’entrée de la grotte. J’imaginais Jean dictant à Prochoros, puis regagnais ma bergerie et restais seul dans la pénombre, méditant ce que j’avais lu, impatient de connaître la suite du destin de Joachim de Flore.
Je le retrouvais le lendemain matin.
Il traversait le désert, s’enfonçait dans la vallée du Jourdain. Enfin, alors que l’épuisement ralentissait sa marche, il découvre Jérusalem la Sainte.
Il trouve la force de courir, pèlerin éperdu, jusqu’au Saint-Sépulcre. Il s’agenouille en chacun des lieux où le Christ a prêché, vécu, souffert. Ici, Jésus a été fouetté. Là, il a été écrasé sous le poids de la Croix. Là encore, sur cettecolline du Golgotha, on l’y a cloué comme un brigand tandis qu’au pied de la Croix Jean se tenait auprès de Marie.
Joachim de Flore voit et touche ces pierres, ce sol, ce mur contre lequel le Christ s’est appuyé.
Il entre dans le jardin des Oliviers, caresse du bout des doigts l’écorce des
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