Céline secret
pas refuser les Allemands dans un théâtre.
C’était, dans une ambiance de délation continue, exactement
comme dans le film de Truffaut le Dernier Métro. Si les Allemands
avaient tenu compte de toutes les dénonciations, ils auraient fusillé la moitié
de Paris. Le marché noir était partout. A Montmartre, on connaissait même
quelqu’un qui vendait des trains.
Gen Paul a trahi Louis en racontant qu’il avait dénoncé des
centaines de juifs.
Seul Marcel Aymé a été fidèle jusqu’au bout. Désintéressé,
il a même refusé la Légion d’honneur.
Un jour, un camion français a fait exprès de se mettre en
travers de la route pour tuer un Allemand sur un side-car. Certains ont
applaudi, c’était lamentable. Les gens ont l’air normaux et à l’occasion de
circonstances particulières, ils deviennent fous.
Je me méfie des sentiments d’amour véritables qui se disent
trop. Les mots abîment. Les animaux ressentent les choses mieux que nous.
Peut-être mieux qu’un chien, un chat nous ensorcelle : en silence, il
pénètre au cœur de nous-même ; il est mystique, profond, plein de secrets.
Mes animaux ont toujours su quand ils allaient mourir. La
nuit, ils venaient se mettre à mes côtés ou me donner la patte et le matin, ils
étaient morts.
Ma définition de l’amour est très évangélique : donner
à l’autre ce qu’il veut même si ça ne nous fait pas de bien.
Quand j’ai connu Louis, il venait de vivre la seule histoire
importante de sa vie : Elisabeth. Quand il est reparti aux États-Unis pour
la chercher, j’aurais accepté de vivre à trois, s’il avait pu la ramener. Elle
est restée un idéal car il ne l’a pas vue vieillir, et après il l’a entièrement
recréée. Elle le fascinait à ne pas vouloir de lui. Elle couchait avec tous ses
amis, n’avait ni morale ni compassion. C’était une Américaine, très soucieuse
d’hygiène, qui détestait la vie des pauvres gens que Céline soignait dans les
dispensaires.
Dernièrement, un professeur a été à sa recherche aux
États-Unis pour la faire témoigner, elle, la dédicataire du Voyage. C’était
peu de temps avant sa mort, elle ne se souvenait de rien. Elle n’avait pas
suivi la carrière de Céline, n’était pas au courant de sa célébrité et le passé
était si loin. « Clichy, ah oui, le petit Destouches », a-t-elle fini
par dire.
Il n’y avait rien à ajouter, tout était dit sur la magie de
l’écriture, la transposition, le décalage entre deux vies. Ils ont quand même
réussi à lui arracher quelques souvenirs insignifiants pour faire un livre.
En 1942, interdits de séjour par les Allemands dans un
Saint-Malo où nous résidions habituellement l’été, nous sommes partis nous
réfugier à Quimper, dans l’hôpital psychiatrique que dirigeait le docteur
Mondain. Il était lui-même à moitié fou. Amateur de peinture, il partait
représenter la nature en pleine nuit avec ses couleurs et son chevalet. Il
rentrait au matin, ravi, porteur d’un tableau entièrement noir. Sa femme
voulait régulièrement se précipiter par la fenêtre, et il employait ses malades
à servir à table. L’un d’eux qui avait découpé sa femme en morceaux était
devenu coupeur en cuisine. C’était une ambiance hallucinante, cocasse et en
même temps inquiétante.
Pendant ce temps-là, à Montmartre, l’atmosphère devenait
irrespirable. Nous recevions régulièrement des cercueils par la poste. Louis
était inconscient. Il ne se rendait compte de rien. Il avait déjà été surpris
d’apprendre l’interdiction des Beaux Draps en 41. Il ne voulait pas
comprendre non plus quand je lui disais : « tu te mets un pavé sur la
tête », lors de la rédaction de Bagatelles à Saint-Malo. Jusqu’au
bout, il maintiendra qu’il avait écrit les pamphlets dans un but pacifique, un
point c’est tout. Il était sincère.
Longtemps après, j’ai fait un rapprochement entre la
blessure reçue à la guerre de 14 qui avait rendu Louis complètement sourd de
l’oreille droite, lui occasionnant des bourdonnements d’oreille incessants,
« un train qui passe sans arrêt », et le caractère hallucinatoire des
pamphlets.
CHAPITRE VI.
À DIEPPE ENCORE.
LA FUITE EN ALLEMAGNE, SIGMARINGEN.
A Dieppe, Lucette aime se promener avec sa chienne
Roxane, le long de la mer sur les galets qui se confondent avec l’eau, marcher
jusqu’au phare quand la nuit est tombée et que la ville est morte. On
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