C'était De Gaulle - Tome I
»
L'emploi du temps me faisait bénéficier le plus souvent d'un moment de grâce : quand le Général se prêtait à mes questions, il venait de fournir un effort pour lequel il avait dû tendre son énergie, en dirigeant un Conseil devant deux douzaines de ministres attentifs. C'était aussi le cas après une allocution radiotélévisée, ou une harangue à la foule, ou encore une conférence de presse d'une heure et demie : il lui arrivait de s'isoler avec moi, pour m'indiquer comment il convenait de répondre aux interrogations que ses propos n'allaient pas manquer de susciter.
Il se détendait alors à proportion de la tension qu'il s'était imposée. Quand il avait été, en Conseil, sévère, voire houspilleur, il était maintenant serein et même enclin à rire, comme s'il avait joué un bon tour. Il se lançait dans des fresques panoramiques. On eût dit qu'il survolait la terre en ballon et apercevait à ses pieds les minuscules humains. Notre entretien était le reflet dilaté de ce qui venait de se dire au Conseil. Il dissertait, par petites phrases inlassables, sur le sens de l'État et l'art de gouverner. D'autres fois, il me convoquait en semaine sans préavis, ou même me téléphonait (il téléphonait rarement, on ne lui téléphonait jamais) ; c'est que la presse, la radio, la télévision, lui paraissaient trop mal orientées, ou au contraire trop bien inspirées... Il se faisait alors plus incisif.
On serait déçu si l'on cherchait dans ces pages une doctrine. De Gaulle était le contraire d'un doctrinaire : un pragmatique qui fuyait les abstractions, la théorie et, davantage encore, l'idéologie. En réunion de travail, dès qu'un ministre faisait mine de s'évader dans les généralités, de Gaulle le ramenait à la réalité : « Alors, pratiquement ? Qu'est-ce qu'on fait ? » Ce qu'il voulait, ce n'était pas qu'on élaborât une théorie, mais qu'on adoptât une conduite. En revanche, dans ses moments de détente, il aimait réfléchir tout haut.
« Décidément, ils ne connaissent pas de Gaulle »
De Gaulle n'a nul besoin de la langue de bois d'un mythe glorificateur, pour dominer ce siècle d'histoire de France. Il ne fut pas infaillible. Il fut lui-même : avec ses qualités, ses défauts, son immensité, son étrangeté.
Dans les premières semaines de mes fonctions, Georges Pompidou me répétait : « Vous ne connaissez pas encore le Général. » Ou encore : « Le Général est spécial. » Et le Général m'a dit souvent, en parlant de ses adversaires, ou même de ses partenaires : « Décidément, ils ne connaissent pas de Gaulle. » Puissent les lecteurs le connaître un peu mieux, après avoir lu ses réponses à mes questions...
Qui prétendrait, pourtant, percer les secrets du for intérieur ? Les personnalités dont les idées étaient le plus opposées aux siennes sortaient de son bureau convaincues qu'il était d'accord avec elles. De fait, en les faisant parler, il découvrait ce qu'elles pensaient, et montrait par de petits signes d'approbation qu'il avait compris ce qu'elles voulaient dire ; ce qui ne signifiait nullement qu'il partageait leur jugement, mais qu'il était content de s'instruire et d'observer par quel mécanisme mental on pouvait arriver à de pareilles conclusions — même si, lui, il les rejetait absolument, ce qu'il ne dévoilait guère.
Lui qu'on disait solitaire, il cherchait à déceler la part de vérité que recèle toute opinion. Mais il se considérait ensuite comme totalement libre des conséquences qu'il tirerait de cette conversation, laquelle ne l'engageait en rien. Ce fut la source de malentendus sans nombre.
Avec d'autres interlocuteurs qui avaient sa confiance, il formulait successivement des propositions contradictoires, qu'il voulait essayer sur eux, en même temps qu'il essayait son interlocuteur sur elles. De-ci, de-là, il glissait quelques bons mots qu'il souhaitait que l'on chuchotât, assuré qu'ils feraient leur chemin.
Enfin, avec quelques intimes, il travaillait dans une entente qui se passait de longs développements. Les échanges pouvaient se réduire à de brèves phrases, à une mimique qui aurait été imperceptible pour d'autres, à une compréhension silencieuse. C'était dans les secondes où il ne disait rien, que de Gaulle se transmettait le mieux. Sans doute par cette sorte de communication intuitive que les Chinois, pour caractériser les relations mystérieuses de maître à disciple, appellent « la
Weitere Kostenlose Bücher