C'était De Gaulle - Tome I
d'André Malraux et de Claude Mauriac sur le Général, qui viennent de paraître, font à peu près seuls les frais de la conversation. Pompidou est aussi louangeur pour le second que sévère pour le premier.
« Les Chênes qu'on abat, parlons-en ! Faites votre enquête, questionnez Courcel et d'Escrienne, qui étaient présents quand Malraux a été reçu à Colombey, et dont il ne cite même pas le nom, comme s'il était le seul interlocuteur. Le tête-à-tête dans le bureau n'a pas duré une demi-heure. Il n'a pas pu s'y dire le dixième de ce que Malraux met dans la bouche du Général, à supposer même qu'une seule de ces phrases ait été effectivement prononcée. Ensuite ils sont passés à table, puis au café, avec les platitudes habituelles. Enfin, de Gaulle a raccompagné les visiteurs à trois heures et quart, jusqu'à sa voiture qui les ramenait au train. Selon Malraux, le Général aurait dit alors, en montrant le ciel étoile : "Les étoiles me parlent de l'insignifiance des choses." Des étoiles un début d'après-midi, vous vous rendez compte ! C'est destiné à faire croire que Malraux est resté toute la journée avec le Général. Du reste, cette phrase est tirée textuellement des dernières pages des Mémoires de guerre. Dans les deux heures d'un déjeuner à la campagne, Malraux a injecté ce qu'il a pu glaner en vingt-cinq ans ; ou, le plus souvent, il a imaginé ce que de Gaulle aurait dit s'il avait été Malraux.
« Claude Mauriac, c'est tout le contraire. Il a repris des notes anciennes où il avait jeté à chaud les propos du Général. Il les a mises bout à bout. Il en a fait un livre utile, qui sort des sempiternelles rengaines sur le prophète, le sage, le héros, le saint. Un autre de Gaulle, ça sonne juste. Les Chênes qu'on abat, ça sonne faux. »
Se tournant vers moi : « Si l'envie vous prend d'écrire sur vos entretiens avec le Général, n'essayez pas de singer Malraux, faites du Claude Mauriac ! Soyez vrai ! »
« C'est comme ça qu'il était ! »
Pompidou est-il irrité par la distance qu'a prise Malraux depuis 1968 ? Malraux et Claude Mauriac sont tous deux pour lui de vieux amis. Ils les a connus, après la Libération, à l'ombre du Général. Il n'a jamais cessé de les voir pendant un quart de siècle.
Pour l'un comme pour l'autre, il devrait être plein d'indulgence. Or, il ne vante l'un que pour mieux éreinter l'autre : « Claude Mauriac a ressuscité le Général tel qu'il était, avec ses colères, son mépris, ses foucades, ses erreurs de prévision, notamment en matière électorale. Il vous annonçait que la guerre allait éclater incessamment, que les Russes fonceraient sur Brest,que les cataclysmes allaient s'abattre sur la France ! C'est comme ça qu'il était ! C'est honnête de le faire revivre ainsi. Malraux, c'est du roman, mais un roman farfelu.
— Moi, dit Maurice Genevoix, ce n'est pas le contenu que je discuterais, mais je trouve que tous les deux parlent un peu vite. Ils auraient pu attendre. Ils ont l'air de se précipiter sur la tombe du grand homme. Évidemment, plus on s'éloignera de la date, moins ça intéressera de gens.
— Et plus faibles seront les tirages, reprend Pompidou. C'est la course à celui qui publiera le premier le Mémorial de Sainte-Hélène. Sera-ce Las Cases, Bertrand ou Montholon ? »
De Gaulle et Pompidou : au fil des ans, j'ai pu observer la confiance que le premier faisait au second, la loyauté que le second vouait au premier ; mais aussi, des différences de tempérament, des divergences d'appréciation, qui, au long du temps, ont fait naître des motifs d'agacement réciproque ; et, à partir de mai 1968, un véritable conflit. Ce soir, les piques de Pompidou contre Malraux n'épargnent pas tout à fait le Général.
Je me suis abstenu de faire « la course au premier Mémorial ». Vingt-trois ans après cette admonestation, j'ai entrepris de « faire du Claude Mauriac », sans essayer aucunement de « singer Malraux ». Et c'est pourtant le de Gaulle de Malraux qui est sorti du bain révélateur.
À mesure que je transcris les comptes rendus de nos entretiens, ce n'est pas un de Gaulle dédaigneux, prophète de malheur, colérique, qui apparaît. C'est, à travers le parler familier et quelquefois rude, un de Gaulle semblable à celui des Chênes qu'on abat. Un vieil homme qu'habite le génie de la France ; un héros follement épris de sa patrie ; oscillant, comme tous les amoureux, de la
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