C'était de Gaulle - Tome II
Il y a une chance à saisir pour l'Europe. La politique de l'Union soviétique et celle des États-Unis aboutiront toutes deux à des échecs. C'est trop fort de café. Le monde européen, si médiocre qu'il ait été, n'est pas prêt à accepter indéfiniment l'occupation soviétique d'un côté, l'hégémonie américaine de l'autre.
« Ça ne peut pas durer toujours.
« L'avenir est à la réapparition des nations. Parmi elles, il y a la nation russe et la nation américaine, mais ce ne sont pas les seules nations au monde ! Quand ? Après quelles péripéties ? Je n'en sais rien. Mais la politique d'indépendance que nous menons a sa chance.
« L'Italie n'est pas sérieuse ; donc, elle n'existe pas. Les Anglais se consolent de leur déclin en se disant qu'ils partagent l'hégémonie américaine. L'Allemagne a les reins cassés.
(L'expression lui revient, quand il parle de l'Allemagne, comme chez Homère, Athéna a "les yeux pers" et l'aurore "les doigts de rose". Rapproché de l'éclatante vitalité allemande, ce mot a quelque chose de singulier. De Gaulle voit toujours l'Allemagne comme ce géant que Bismarck avait planté au milieu de l'Europe. Fortement rétrécie, et surtout coupée en deux, cette Allemagne-là, virtuellement surpuissante, a eu, en effet, les reins cassés en 1945.)
« S'il fallait choisir entre l'indépendance et le Marché commun, il vaudrait mieux l'indépendance »
« Finalement, en Europe, il n'y a que nous pour être vraiment indépendants. Nous ne sommes pas rien. On bave sur nous, mais on voudrait nous imiter. C'est vrai en Europe, en Amérique latine, en Afrique, peut-être même en Asie et même de l'autre côté du rideau de fer. À condition d'être simples, clairs, pas outrecuidants, mais fermes dans notre position. C'est là une grande politique.
« Tant que les Américains étaient maîtres du Marché commun, ils étaient pour. Maintenant que ça devient sérieux, ils sont contre. Quelle blague ! Ils ont poussé les Anglais à le détruire de l'intérieur. Ils vont l'attaquer par le GATT 4 . Eh bien, mieux vaut l'indépendance qu'un Marché commun vassalisé. Et même, s'il fallait choisir entre l'indépendance et le Marché commun, il vaudrait mieux l'indépendance que le Marché commun. Il faut que les Allemands le voient et le comprennent.
« La partie est dure ; mais pas tellement ; nous en avons connu de plus dures. (Un silence, puis l'ironie éclaire son visage.) Il faut faire confiance aux démocraties : ça n'ira jamais très loin.
« Je ne suis pas convaincu que cette politique de condominium entre l'Amérique et la Russie dure longtemps. Les intérêts restent les intérêts. Les rivalités restent les rivalités. Elles sont inconciliables. Le moment viendra où l'Amérique et la Russie ne pourront plus s'entendre sur le dos de l'Europe. »
Quand nous nous levons, Joxe 5 me glisse : « Nous avons eu du grand de Gaulle. Il a su se faire pardonner de nous avoir cassé nos vacances. »
Après le Conseil, le Général ajoute seulement :
« Ce qui se passe tous les jours montre qu'il vaut mieux ne pas dépendre des autres pays pour prendre ses décisions. En 36, la réoccupation de la rive gauche du Rhin, ça s'est passé comme ça : Sarraut n'a rien voulu faire sans avoir l'accord des Anglais. On n'a donc rien fait. On a laissé traîné et on s'est dégonflé. Si on avait réagi sur-le-champ, Hitler était cuit. Pour Cuba, Kennedy a gagné parce qu'il a fait tout de suite le nécessaire. Il ne s'est pas suspendu à ses alliés ; il a d'ailleurs bien fait, puisque ces alliés, à notre seule exception, se sont bien gardés de le soutenir. »
« Yalta continue à exercer ses funestes effets »
Salon doré, 4 septembre 1963.
AP : « Est-ce que notre politique étrangère n'évolue pas vers une forme de neutralisme ?
GdG. — Qu'appelez-vous neutralisme ?
AP. — Il y a deux sens : ou bien se tenir à égale distance des Américains et des Russes ; ou bien se refuser d'avance à prendre parti dans tout conflit armé, où qu'il apparaisse. Je pensais au premier sens.
GdG. — On ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac. Les pays sous-développés ont tout avantage à ne pas dépenser d'argent en forces armées, à évoluer vers votre neutralisme seconde manière. Pour ce qui est de nous, nous devons être assez armés pour jouer le rôle national et international conforme à notre génie. C'est-à-dire, pour être des inspirateurs du tiers-monde,
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