C'était de Gaulle - Tome II
prétendants.
1 Cf. récit de la dramatique rupture de la négociation avec la Grande-Bretagne sur la zone de libre-échange, dans Le Mal français, ch. 5 (« Dites que je vais rompre »).
2 Voir infra, partie VI, ch. 12, p. 593.
I
« APRÈS AVOIR DONNÉ L'INDÉPENDANCE À NOS COLONIES, NOUS ALLONS PRENDRE LA NÔTRE »
Chapitre 1
« À LA FIN DES FINS, LA DIGNITÉ DES HOMMES SE RÉVOLTERA »
Salon doré 1 , 4 janvier 1963 . Le Général m'offre en étrennes une réflexion de Nouvel An — l'ouverture d'une nouvelle époque pour la France et l'Europe :
« Nous avons procédé à la première décolonisation jusqu'à l'an dernier. Nous allons passer maintenant à la seconde. Après avoir donné l'indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. L'Europe occidentale est devenue, sans même s'en apercevoir, un protectorat des Américains. Il s'agit maintenant de nous débarrasser de leur domination. Mais la difficulté, dans ce cas, c'est que les colonisés ne cherchent pas vraiment à s'émanciper. Depuis la fin de la guerre, les Américains nous ont assujettis sans douleur et sans guère de résistance.
«En même temps, ils essaient de nous remplacer dans nos anciennes colonies d'Afrique et d'Asie, persuadés qu'ils sauront faire mieux que nous. Je leur souhaite bien du plaisir.
« Les capitaux américains pénètrent de plus en plus dans les entreprises françaises. Elles passent l'une après l'autre sous leur contrôle.
« Les décisions se prennent de plus en plus aux États-Unis »
« Il devient urgent de secouer l'apathie générale, pour monter des mécanismes de défense. Les Américains sont en train d'acheter la biscuiterie française. Leurs progrès dans l'électronique française sont foudroyants. Qu'est-ce qui empêchera IBM de dire un jour : "Nous fermons nos usines de France, parce que l'intérêt de notre firme le commande" ? Qu'est-ce qui empêchera que recommence ce qui s'est passé l'autre année pour Remington à Vierzon ? Les décisions se prennent de plus en plus aux États-Unis. Il y a un véritable transfert de souveraineté. C'est comme dans le monde communiste, où les pays satellites se sont habitués à ce que les décisions se prennent à Moscou.
« Les vues du Pentagone sur la stratégie planétaire, les vues du business américain (il prononce bu-zi-nès ) sur l'économie mondiale nous sont imposées.
« Bien des Européens y sont favorables. De même que bien des Africains étaient favorables au système colonial : les colonisés profitaient du colonialisme. Les nations d'Europe reçoivent des capitaux, certes ; mais elles ne veulent pas se rendre compte que ces capitaux, c'est la planche à dollars qui les crée ; et qu'en même temps, elles reçoivent aussi des ordres. Elles veulent être aveugles. Pourtant, à la fin des fins, la dignité des hommes se révoltera.
« Un jour viendra où les Américains diront : "Nous avons assez de fusées qui portent à 8 000 kilomètres. Inutile d'entretenir des troupes outre-mer." Ils rapatrieront leurs divisions d'Europe sans crier gare.
« De même, un jour viendra où ils diront, après avoir raflé nos fabriques de téléviseurs : "Nous préférons concentrer nos usines sur le continent américain. Nous avons décidé de supprimer l'usine de Bordeaux." »
De toute évidence, ce topo a été ruminé par le Général pendant ses vacances de Noël à Colombey. Va-t-il le développer dans sa conférence de presse ?
Le 7 janvier 1963, à Matignon, Pompidou, devant notre petit cercle du matin 2 , aborde le même thème. Je m'attendais à son scepticisme amusé. Je me trompais. Il nous sert avec conviction une analyse presque identique :
« Si l'Angleterre entrait dans le Marché commun, rien n'empêcherait plus les firmes américaines d'envahir le continent. La parenté de langue, de culture, d'esprit entre les Anglais et les Américains forme un consortium anglo-saxon d'un pouvoir écrasant en affaires. »
Pompidou martèle, en serrant ses puissantes mâchoires : « Nous sommes les seuls à défendre l'Europe contre l'invasion américaine. J'en ai parlé avec Bergeron 3 , il est sur la même longueur d'onde. Nous avons décolonisé l'Empire français. Il nous reste à secouer la colonisation anglo-saxonne. »
Pompidou parle volontiers avec ironie des « dadas » du Général ; le voilà qui chevauche à francs étriers ce « dada »-là. En prenant ses fonctions, il m'affirmait : « Je n'ai aucune idée à moi. Je
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