C'était le XXe siècle T.1
envoie les cosaques pour leur barrer la route.
Il faut savoir que les marches de l’escalier Richelieu mesurent à peu près vingt-cinq mètres de large. Toutes les vingt marches, un palier se présente, profond de six à sept mètres. Il existe douze de ces paliers. Il faut imaginer cette foule, enthousiaste, confiante, dont les rangs du bas poussent vers le haut ceux qui les précèdent et qui, soudainement, au sommet de l’escalier, vont se trouver en face d’une infranchissable muraille : les cosaques.
Comment, une fois de plus, ne pas se reporter à Eisenstein ? Le carnage du grand escalier d’Odessa n’est pas né de son imagination. Il s’agit d’un épisode parfaitement historique dont subsistent de multiples preuves orales et écrites.
Véridique, le mouvement de la foule qui gravit l’escalier. Véridiques, les cosaques qui attendent en haut. Véridiques, les premiers rangs qui refluent, cependant que ceux d’en bas montent toujours. Véridique, la lente descente des cosaques qui, régulièrement, s’arrêtent, épaulent et, comme à l’exercice, font feu. Véridiques, les cadavres.
Ce que n’a pas montré Eisenstein, c’est le double mouvement des cosaques. Pendant qu’un premier détachement refoule les manifestants sur l’escalier, un autre balaye à cheval les quais et vient prendre position au bas de l’escalier, alors même que la foule terrorisée y reflue. Les cosaques foncent, sabre levé, sur cette masse humaine. Leurs lames s’abattent, pénètrent les corps, coupent les membres, font éclater les têtes. Des malheureux se jettent à la mer pour échapper à cette tuerie. Le massacre se poursuivra jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul manifestant.
Les quais sont vides. Sur les dalles jonchées de morts, seule se dresse la tente. Sous la voile rectangulaire, la dépouille de Vakulinchuk abandonnée semble attendre quelque improbable lendemain.
La révolte du Potemkine a-t-elle été vaine ? L’étudiant Feldmann ne l’a pas cru. Il s’est fait conduire sur le bateau, il a parlé à l’équipage, longuement, en expliquant tout ce que les insurgés d’Odessa pouvaient attendre d’eux. L’intervention des cosaques, affirme-t-il, ne signifie rien. Que représentent-ils à côté des canons du Potemkine ? Il faut pleurer les morts mais surtout les venger. Matushenko s’est déclaré en parfait accord avec lui. Afin de tester la volonté de résistance des autorités, on va exiger pour Vakulinchuk des obsèques officielles. Il est décidé que Feldmann descendra à terre pour négocier. Il emmènera avec lui le pope Parmen, épargné par la mutinerie. Cela fait toujours bien, un pope. Cette démarche hasardeuse, on l’accomplira le lendemain, 28 juin.
Ici, l’historien ne peut manquer de s’étonner. Pendant tout le massacre par les cosaques, le Potemkine n’est pas intervenu. Pas la moindre salve d’intimidation. Pas même un coup tiré à blanc. Et voici que maintenant, alors que l’on continue à tuer dans Odessa, on ne s’occupe que des obsèques de Vakulinchuk !
Les cosaques se sont retirés. Peu à peu, la foule est revenue sur le quai. On a relevé les morts, emporté les blessés. Tout près de là se trouvent des entrepôts. On a enfoncé les portes, on s’est mis à piller. À 5 heures de l’après-midi, Kokhanov a proclamé l’état de siège mais rien n’a arrêté les pillages. Le Times écrira que « la populace s’est emparée de toutes les marchandises et l’on estime le total des pertes à plusieurs millions de roubles ».
Chaque fois que l’on voit arriver les cosaques, chaque fois que le peuple est contraint de s’enfuir, il met le feu. Dépassé par cette insurrection qui renaît sans cesse de ses cendres, Kokhanov songe alors à utiliser la vieille arme du régime tsariste : l’antisémitisme. Des agents secrets se répandent dans les quartiers pauvres, répétant que les Juifs sont responsables de la crise économique et que, pour protéger leurs biens, ils ont armé les cosaques. Dans l’heure qui suit, la manœuvre réussit admirablement. On se met à chercher des juifs, à piller leurs maisons, à les égorger. Ailleurs, cosaques et ouvriers continuent à se battre. Nuit effroyable. Nuit sans exemple. Lisons le récit du Times : « La cité est enveloppée d’un épais nuage de fumée. On peut presque dire que le port a été entièrement détruit. Les rues sont jonchées de morts et de blessés, les
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