C'était le XXe siècle T.1
malheur ? Il ne se contient plus :
— Vous n’avez pas honte ? Vous devez mangez votre bortsch !
Une bordée d’injures lui répond : cette viande qui pue, il n’a qu’à y goûter lui-même !
C’est plus qu’un officier tel que Giliarovsky peut entendre. Furieux, il quitte le réfectoire, décidé à aller rendre compte au commandant Golikov d’un tel manquement aux règles. Délibérément, il fait un détour par le carré des officiers pour consulter une nouvelle fois le docteur Smirnov.
— Les hommes prétendent que la viande est mauvaise. Ils refusent de la manger. Qu’en pensez-vous ?
Smirnov se fâche. Il confirme qu’il a déjà examiné lui-même la viande et qu’il l’a trouvée parfaite. Il répète que, pour enlever les œufs et les vers fraîchement éclos, il suffit de laver la viande au vinaigre.
Très sec, très froid, Giliarovsky le remercie. D’un pas déterminé, il entre dans la cabine du commandant Golikov qu’il trouve en train de déjeuner. De sa voie coupante, il lance :
— Il faut agir, commandant. Sur-le-champ.
Agir ? Certes. Cependant Golikov n’est pas l’homme des impulsions incontrôlées. Il veut s’assurer si cette colère de l’équipage, malgré tout, n’est pas fondée. Il convoque le docteur Smirnov et son premier assistant, le docteur Golenko. Nouvelle question à Smirnov. Haut-le-corps exaspéré : quand va-t-on cesser de l’interroger à propos de cette viande ? Il a tout dit là-dessus. Il n’a aucune raison de modifier son verdict. Peut-être Golikov aurait-il préféré que Smirnov changeât d’opinion. Puisqu’il n’en est rien, il faut agir, en effet. Golikov ordonne à Giliarovsky de faire battre le rappel. Un instant plus tard, le clairon sonne.
À 1 heure de l’après-midi, tout l’équipage se trouve rangé sur la plage arrière, de part et d’autre du canon de douze pouces. Ces hommes, nous devons les voir dans leur uniforme d’été, « pantalon blanc et vareuse blanche sur le tricot rayé blanc et bleu, et le bonnet avec ses longs rubans qui leur tombent sur la nuque (1) ». Tout ce blanc, sous le soleil, donne une impression de netteté. Quand le commandant Golikov paraît, les marins restent figés, bien rangés en ligne. Au milieu du pont, Golikov se hisse sur le cabestan. Il regarde ces visages de paysans, pour la plupart barrés par une épaisse moustache. Il ne peut qu’admirer leur bonne tenue. Il sait pertinemment que très peu d’entre eux sont des marins de profession. Jamais on n’aurait arraché ces paysans à leur terre pour les faire naviguer si la guerre contre le Japon n’avait ouvert tant de brèches sanglantes dans les rôles d’équipage. Aux yeux de Golikov, ces marins sont toujours ses enfants. Il leur parle comme à des enfants.
— Nous l’avons dit et répété – Golikov s’exprime d’une voix forte afin qu’on l’entende jusqu’au dernier rang – de tels désordres sont formellement interdits sur un bâtiment de la marine impériale. Vous ne semblez pas comprendre que, pour une simple démonstration de ce genre, vous pouvez être attachés à la vergue.
Il n’y a guère de conviction dans cette menace mais il la montre, cette vergue, dans le silence. D’une voix toujours aussi forte, il poursuit :
— Le docteur Smirnov, notre médecin major, a examiné la viande dont vous vous plaignez et il m’assure qu’elle est d’excellente qualité. Et maintenant, mes amis, assez fait les idiots comme ça ! Que ceux qui veulent bien manger le bortsch avancent de deux pas !
Un silence. Un silence qui se prolonge beaucoup trop. Terrible épreuve, pour le commandant d’un navire, que d’attendre pour savoir s’il va être obéi. En un instant, c’est toute son autorité qui peut se trouver confirmée – ou non. Golikov regarde l’équipage. L’équipage regarde Golikov. Et personne ne bouge. Au bout d’un long moment – une éternité – quelques vieux marins se décident à sortir du rang. Eux, ils ont toujours navigué. Ils se sont toujours soumis. Leurs deux pas en avant sont comme un réflexe conditionné. Qu’ils ne soient que quelques-uns rend plus menaçante encore l’immobilité du reste de l’équipage.
Golikov mesure l’importance du moment. Comment va-t-il réagir ? Tout peut découler de la réplique qu’il trouvera. Or il ne profère que cette phrase :
— Très bien. Dans ce cas, si vous ne mangez pas le bortsch , on ne vous servira
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