Chasse au loup
devenir claire aux yeux de Margont.
Le plan autrichien était génial. Il combinait des manoeuvres de grande ampleur pour attaquer simultanément partout les Français et leurs alliés. Au nord, en Pologne, au sud, en Italie, avec quarante mille hommes sous les ordres de l’archiduc Jean, au centre, avec l’archiduc Charles, et sur les arrières français, grâce aux partisans. Cette stratégie obligeait Napoléon à disperser ses forces et affichait la résolution de généraliser le conflit. Ce n’était pas une guerre franco-autrichienne, mais une guerre européenne opposant la France et ses alliés italiens et allemands à l’Autriche et à tous les pays qui la rejoindraient : l’Angleterre, la Prusse, certains des États allemands... Voire la Russie ? L’Autriche voulait constituer le fer de lance d’une vaste coalition.
Cependant, comme souvent dans ces cas-là, les alliés potentiels hésitaient. L’Angleterre avait promis de débarquer une armée en Hollande, mais reportait constamment cette opération. En revanche, en Espagne et au Portugal, les troupes anglo-portugaises et la résistance espagnole continuaient à mobiliser de nombreux soldats français. Quand Napoléon rappelait à lui des contingents stationnés en Espagne, il se renforçait face aux Autrichiens, mais il s’affaiblissait face aux Anglais. Il contrebalançait ce mouvement par un succès contre les Espagnols, mais il apprenait aussitôt après qu’une insurrection éclatait dans les Asturies et il redoutait une action de la Royal Navy. Les conflits prenaient des proportions monumentales. Tout était lié. Si l’Autriche battait une nouvelle fois Napoléon, alors la Prusse la rejoindrait, la guérilla espagnole ravagerait l’Espagne de plus belle et les Anglais enverraient effectivement une armée en Hollande. La Russie suivrait le mouvement. Une erreur, une défaite, un seul faux pas et l’Empire pouvait s’écrouler entièrement, de proche en proche, pays après pays. Margont vivait dans un monde extraordinairement précaire. Or, si ce dernier s’effondrait, les idéaux de la Révolution sombreraient-ils avec lui ?
L’index de Saber buta sur le nord de l’Italie et remonta vers le sud-est du gigantesque Empire autrichien, en Hongrie.
— L’armée d’Italie a refoulé les Autrichiens de l’archiduc Jean. L’Empereur marque des points sur tous les théâtres d’opérations secondaires et il fait venir à lui des renforts tout en empêchant l’archiduc Charles de recevoir les siens. Plus il bouscule ses adversaires, plus les velléités de rébellion se refroidissent.
Les armées principales ressemblaient à deux dames face à face s’immobilisant réciproquement au centre de l’échiquier tandis que, partout ailleurs, les pièces ne cessaient de se déplacer et de s’anéantir les unes les autres. À la fin de ces réagencements, l’une des deux reines se sentirait suffisamment soutenue par les autres pions pour passer à l’action.
— Il faut le faire général ! décréta un capitaine enthousiaste.
— C’est trop... murmura hypocritement Saber.
Luise se rapprocha de la table, prélude à un orage brutal.
— Sur votre jeu, il manque le sang. Le voilà.
Sur ce, elle renversa la cafetière sur la carte. La flaque de café s’étendit en mare, imbibant les mies de pain et dissolvant les sucres. Saber, par correction, n’émit aucun reproche et se contenta de retirer précipitamment ses documents. Relmyer éclata de rire comme un enfant, ce qui contribua à détendre Luise. Saber s’apprêtait à sortir, furieux, lorsqu’il se figea soudain.
— Il est là... murmura-t-il.
Sa colère s’était évanouie. Margont se demanda à qui l’on devait un tel prodige. Habituellement, son ami ne pardonnait jamais une humiliation et ressassait sans fin de vieilles histoires que tout le monde avait oubliées. Margont scruta la foule. Il ne pouvait pas s’agir de Napoléon, les murs et le plancher auraient tremblé sous les cris de : « Vive l’Empereur ! »
— Maestro Beethoven est là... reprit Saber.
Margont se pencha à l’oreille de Luise.
— Qui est ce Beethoven ?
Elle haussa les épaules.
— Un compositeur. Il a eu du succès par le passé et ses sonates lui ont gagné quelques irréductibles. Mais il n’arrive pas à conquérir le coeur du public et ses détracteurs sont légion. Il n’est pas Mozart...
Saber réagit vivement.
— C’est Mozart qui n’est pas
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