Cheyenn
soustraire, ne pas décliner, ne pas être prise en délit de fuite à elle-même. J’avais placé la caméra sur mon épaule, elle commença la lecture à voix assez forte, puis s’interrompit au milieu d’une phrase, se reprit, s’interrompit à nouveau, releva les yeux vers l’objectif et me fixa soudain d’un regard de fureur, d’incrédulité indignée, comme si elle venait tout à coup de se rendre compte que je la filmais. Ses lèvres s’étaient mises à trembler alors que je continuais à la filmer, obstinément, absurdement, quelque chose en moi ne voulant pas perdre ces quelques secondes de voix et d’image, ces premières précieuses secondes, me disais-je, qui donnaient sens à mon film. Il a fallu qu’elle interpose sa main entre la caméra et son visage, elle était blanche de colère, renouait nerveusement les lacets de la chemise de carton, répétait je n’aime pas ce qui vient de se passer, je n’aime pas ça, n’écoutant pas mes excuses bredouillées, n’y apportant plus le moindre crédit, à cause des cinq ou six secondes où j’avais continué à la filmer malgré elle, cet écart qui matérialisait soudain le terrible décalage d’intentions. Maintenant, laissez-moi seule, m’intimait-elle, j’ai eu tort de vous faire confiance, laissez-moi seule, laissez-moi, au revoir, monsieur.
La séquence est éclairée latéralement par la lumière de la fenêtre. Elle commence la lecture et la présence du texte affermit aussitôt sa voix, la rend immédiatement plus sonore, avec ce savoir-faire qu’ont les comédiennes, cet art de se laisser porter par la langue de l’autre, ici heurtée, rocailleuse, et le jeu des répétitions et des allitérations qui finit par produire une espèce de flux chaotique, vaguement musical… DANS LE CORPS CHEYENN NE PARS PAS DANS LE CORPS AUX CHEVAUX QUI PARTENT MES ESPRITS CHEVAUX DE LA PLAINE DEDANS DEHORS DE LA LOURDE PLAINE AVANT QUE LE VENT NE T’ÉPARPILLE MON TOUT PETIT CHEYENN DE LA PEAU DES FEMMES TOUT PETIT MON CHEYENN PEAU DE LA PEAU NE TE PERDS PAS NE T’ENFONCE PAS DANS LE TERRITOIRE NE T’ENFONCE PAS DEDANS DEHORS DANS LE NOIR TERRIT… C’est sur ces mots qu’elle relève la tête, on voit un bref moment sa surprise, son ahurissement puis le halètement de sa colère montante tandis que je persiste à la filmer, on pense alors, on ne peut manquer de penser à une mise à nu forcée, quelque chose de très intime vers lequel elle s’est laissé entraîner, qu’elle a donné à voir malgré elle et qu’elle découvre soudain pris dans le regard de l’autre, à moins que dès le commencement de la lecture elle ne m’ait pas vraiment vu prendre ma caméra, ne m’ait pas entendu lui demander de la filmer, n’ait vu que le texte à lire, se soit sentie irrésistiblement appelée par le texte… Quoi qu’il en soit le vol est là et ce vol fait honte, plusieurs fois j’ai voulu prendre mon téléphone pour m’excuser auprès d’elle mais j’ai craint d’être plus maladroit encore et de ne pas trouver les mots.
À dater de cet événement, le désir du film est devenu plus impérieux que jamais. Jusque-là je n’avais recueilli que des images sans vie, des paysages dévastés, une suite de refus, d’élisions, de silences, une juxtaposition de discours sans liens les uns avec les autres et par-dessus tout la logorrhée de Vania Lukakowski. À présent il y avait un visage, l’énigme d’un visage, le tremblé d’une voix. Jusqu’à ma rencontre avec Mauda il manquait toujours quelque chose : il manquait le souffle, la présence humaine de Cheyenn, non pas un cas, un sujet, une image, mais un homme, avait-elle dit, un homme que l’on pouvait aimer.
Le secrétariat d’Alain Nadj avait laissé plusieurs messages sur mon répondeur. Je savais qu’une mise au point était inévitable et je craignais des menaces sournoises, des restrictions de budget, des rappels d’échéances. L’ambiance fut au contraire tout à la courtoisie, Nadj me fit parler de l’avancement de mon film, parut s’y intéresser puis, en douceur, sans apparente pression, évoqua de nouveau la piste des Skins. J’ai un tuyau pour les approcher, dit-il, et ils ne refusent pas les interviews, ça les flatte toujours un peu. Je reconnaissais là sa manière habituelle de s’immiscer dans mon travail, un instant je voulus lui rétorquer que mon film était centré sur Cheyenn mais cette position était devenue intenable, il m’aurait
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