Cheyenn
auparavant dans la petite salle de projection que Nadj se fit fort de mettre à notre disposition. Il était accompagné cette fois d’un jeune inspecteur taciturne qui prenait sans cesse des notes. Tous deux se vouvoyaient, leurs rapports semblaient distants, professionnels, comme s’ils n’étaient pas habitués à travailler ensemble. L’image qu’ils désiraient vérifier concernait la fin du long plan fixe de Cheyenn, juste avant que celui-ci ne se dirige vers la pièce vitrée du fond. Je n’avais pas gardé au montage cette seconde partie du plan où la focale est plus resserrée mais où la lumière à droite a malencontreusement bougé, modifiant les ombres sur son visage et atténuant la force du face-à-face. C’est dans cette fin de séquence que Hagenas et l’inspecteur entendaient vérifier quelque chose, faisant défiler les images une à une et tressauter lentement, silencieusement, le haut du corps de Cheyenn, regard fixe et creusé d’effroi, front barré par les cordelettes, fourrures au bout des tresses, patte griffue sur le haut du gilet matelassé, ambiance crue et glacée que conférait le grain pelliculaire bleuté, jusqu’à ce qu’affleure au bas de l’écran une pendeloque sombre qui se détachait sur une des bandoulières de corde. Toute l’attention des deux hommes portée alors sur cet objet dont, fasciné, l’inspecteur reproduisait la forme sur une feuille de papier puis tentait d’en évaluer la dimension exacte (en s’aidant de la mesure du torse et du visage de Cheyenn) avant d’extraire de son cartable une enveloppe plastifiée enfermant un pendentif de largeur presque équivalente, en métal argenté et noir, représentant un aigle stylisé, tête de profil, ailes déployées. Malheureusement, l’image sur l’écran était floue et ne permettait pas d’identifier l’objet avec certitude, c’est en vain que Hagenas demandait de faire redéfiler le film en arrière, ses yeux brillaient dans la semi-pénombre, il donnait des ordres secs, un moment l’inspecteur s’était avancé dans la lumière du projecteur en profilant le pendentif au-devant de l’écran comme pour comparer les réalités respectives des deux objets, la forme anguleuse brillante du petit aigle d’argent et la forme floue, granuleuse, agrandie, de la pendeloque de Cheyenn, beaucoup plus ronde à l’évidence, la matière indiscutable du pendentif métallique contre son reflet vague et dissemblable, pure projection, pure lumière, le présent contre le passé, la preuve contre le soupçon, le réel contre l’image, rien qui ne corresponde à rien. Dans la clarté revenue, Hagenas et moi nous nous étions regardés en silence, le juge avait un sourire contrarié. Puis-je vous demander si vous avez trouvé le pendentif dans un atelier de réparation pour motos ? hasardai-je sur un ton qui se voulait complice. Vous ne perdez rien pour attendre, répliqua-t-il sans se laisser démonter. De toute façon vous savez bien que ce n’est pas cela qui m’intéresse, relançai-je doucement, nous ne cherchons pas la même chose. Il soupira, prit une voie de traverse : et sur votre vérité, est-ce qu’il y a de l’avancement dans votre enquête ? Ce n’est pas une enquête, dis-je. Nous étions de nouveau à nous affronter en silence de part et d’autre de cette ligne invisible qui nous séparait, lui le juge, moi le cinéaste. À l’autre bout de la salle le jeune inspecteur remettait le pendentif dans son enveloppe plastifiée, il semblait demeurer à distance pour nous permettre de parler. J’aurais aimé faire votre métier, confia soudain Hagenas, vous avez le choix des pistes, vous décidez de tout, moi je ne décide de rien, si pour vous la vérité de cet homme est un ciel, une ville ou un paysage, il vous suffit de montrer ce ciel ou ce paysage, moi je dois répondre à une question précise, je vous envie au fond de pouvoir choisir la vérité que vous allez montrer… Il me regardait de côté, je crois qu’il cherchait à me faire parler. Je lui répondis qu’il avait parfaitement raison sauf sur ce point fondamental : je ne faisais pas un film sur moi, je n’avais donc pas le choix de la vérité de cet homme, je ne pouvais pas inventer sa vérité. Il hocha la tête songeusement. Dans le dossier, observa-t-il, il y a des lettres qui sont au fond très fortes, saisissantes si elles étaient lues sur une scène de théâtre, mais le seul fait qu’elles soient reprises au
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