Cheyenn
m’apostropha-t-il. Je lui répondis que je ne filmais jamais sans qu’au moins nous ayons fait connaissance. Il eut un petit tic oculaire puis se tourna vers l’autre : de toute façon si c’est pour filmer il faudra revenir quand Ratz est là. Le ton forcé de sa voix, l’appui de ses yeux était sans équivoque : il transmettait un message de Ratz qui avait à faire, je le soupçonnais, avec la fille qui gloussait de l’autre côté de la cloison.
« Monsieur, j’ai été très ébranlée par notre dernière rencontre. Votre insistance m’a choquée. Comédienne j’ai connu trop souvent ce sentiment d’être projetée sur une scène qu’un autre se jouait. Vous pratiquez un métier dangereux, monsieur, vous manipulez une matière humaine dont par essence vous ignorez une grande part. À certains égards les gens de votre profession ressemblent à ces mercenaires qui connaissant le maniement des armes croient détenir le secret de la vie et de la mort. Il est vrai que toute cette histoire me sensibilise au-delà du raisonnable. Jusqu’ici je m’étais tant bien que mal habituée à l’image de Sam malade, traînant dans une salle commune d’asile psychiatrique ou errant quelque part dans les sous-sols de la ville. Je m’étais protégée de cette image et peut-être que le croisant au hasard je ne l’aurais même pas reconnu. La terrible mise en lumière de sa mort a fait ressurgir brutalement ce que j’avais voulu oublier. Lorsque j’ai visionné votre film la première fois je suis restée un temps dans une totale incapacité de penser. Mon esprit revenait sans cesse sur son apparition dans ce déguisement qui ne me fait pas rire. Confusément-mais qui peut comprendre cela ? – j’éprouvais le sentiment que le regard de Sam qui s’adressait à vous, ou à la caméra, ou au monde, s’adressait à moi plus que tout, au-delà de sa mort et des années qui nous séparent. C’est dire que j’avais une attente lorsque vous êtes revenu me voir, je me sentais soudain en accord avec votre propos, prête à témoigner pour Sam, sa fragile vérité brouillée. Mais il faut comprendre ceci, monsieur : il y a, dans l’aveu que l’on donne, un espace où l’on est sans défense, je vous ai laissé entrer dans cet espace, je vous ai fait cette confiance, vous n’avez pas pris la mesure de ce que cela signifiait pour moi. Aujourd’hui, après avoir lu votre lettre je demeure profondément partagée. Je sens au fond votre intention hésitante comme je vous sens hésitant dans toute l’entreprise de ce second film. Je ne sais pas non plus quel crédit je dois accorder à votre invitation à y collaborer. D’un autre côté il y a en moi une tenace fidélité aux choses qui me pousse à ne pas en rester là. Et je repense toujours à Sam avant qu’il ne perde vraiment la tête, quand il me parlait du pays perdu. » La lettre était tapée à la machine, hormis sa signature et un mot manuscrit illisible qui ressemblait à regrets. Je lui répondis le jour même par courrier exprès. Je lui redis tout mon désir de la revoir et j’accompagnai mon envoi d’un premier synopsis du film, conçu alors comme un exercice de style autour du retour obsédé, circulaire, du plan fixe de Cheyenn dans le squat. Vous comprenez, écrivais-je à Mauda, combien cette image au centre du premier film est désespérément close. Il manque une vie à cette image, j’aimerais tant que vous me parliez de son pays perdu.
J’eus la surprise ce jour-là d’un appel de Claude Hagenas, le juge d’instruction. Très amical au téléphone, prenant longuement des nouvelles de l’avancement de mon travail puis finissant par solliciter la permission de revisionner les rushes du premier film en précisant bien que cela ne me prendrait pas beaucoup de temps, qu’il ne s’agissait que d’une vérification ponctuelle, une seule image, un unique détail qui pourrait s’avérer déterminant pour l’enquête. Je laissai passer un temps de silence puis lui demandai s’il accepterait une interview. C’était une idée subite, presque une provocation. Il rétorqua aussitôt : certainement pas sur une instruction en cours. J’insistai mollement, j’évoquai les aspects mystérieux de son métier, le caractère général des questions que je lui poserais, il éluda par quelques considérations mondaines sur l’intérêt du mystère et finit par obtenir le rendez-vous. Nous nous retrouvâmes comme trois semaines
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