Cheyenn
d’ailleurs ri à la figure, et confusément je devais bien admettre qu’il y avait sans doute un parti à tirer de cet affrontement entre ces deux images emblématiques, l’Indien et les adeptes du Pouvoir Blanc, bardés de fer et de cuir. Dans ce bureau étroit et surchauffé, face au regard fébrile de mon producteur, j’entrevoyais soudain un autre film mettant en scène, dans le sous-sol de nos villes, sous des formes dévaluées, étranges, ces figures archétypales qui fondent l’histoire de l’Occident, j’imaginais comme en réduction alchimique l’opéra funèbre de la mise à mort de l’homme sauvage. Ce dont à l’instant je ne dis mot à Nadj, nous vivions depuis trop longtemps dans le malentendu, et quand il me vit accepter sans mot dire l’adresse d’un nommé Tony, censé m’introduire dans le milieu des Skins, il eut un petit sourire de contentement. Le reste de la conversation concerna les budgets additionnels pour lesquels il ne fit aucun problème, tout fut acquis dans un fragile et faux climat de confiance, il se sentait avoir repris pied dans mon projet, je ne me rendais pas vraiment compte du piège qui m’était tendu.
J’écrivis à Mauda une longue lettre dans laquelle je lui demandais pardon pour mon absence de tact et lui exprimais mon désir de la revoir. Je lui écrivis que sans elle le film n’existerait sans doute jamais et je lui promis, si elle le souhaitait, de l’intégrer à toutes les étapes de sa réalisation. Pour aucun de mes projets je n’avais pris un tel risque, j’allais au-devant de sa réticence, ses états d’âme, sa pudeur, je lui donnais le pouvoir de reprendre à n’importe quel moment tout ce qu’elle m’aurait donné.
Le lieu de rencontre avec les Skins se trouvait dans un ancien coron au pied d’une aciérie désaffectée dont le mur d’enceinte couvert de graphes et de tags longeait toute la rue. De grands chiffres en peinture fluorescente 606 étaient griffonnés sur le portail métallique de l’entrepôt aveugle où ils m’attendaient. C’était un atelier de réparation pour motos. Le type qui m’accueillit avait une tête rase de gros poupon, croix de fer et aigle tatoués sur les bras, rangers et pantalon serrant, un sourire traînant qui inquiétait un peu. Il avait bien été mis au courant par Tony mais n’aimait pas beaucoup les mecs de la télé. M’avait toutefois installé dans le coin salon de l’entrepôt, quatre vieux sièges de voiture recouverts d’une bâche en skaï sous un caisson de néons blancs. L’interview fut menée là, poussive, sans surprise, parasitée par un rythme grésillant qui sourdait derrière une cloison au fond de l’atelier. Interview convenue de Skinhead ou plutôt de Bonehead, rien qu’une bande de gars qui aiment la musique RAC, disait-il, et font des virées après les matches de foot. Après chacune de ses réponses l’homme me fixait avec le même bizarre sourire comme s’il jouissait de ne me donner en pâture que ces quelques lieux communs, se plaisant à me faire noter les noms de groupes comme Landser ou Légion 88 ou Skrewdriver… Sur la cloison d’en face un scooter accidenté et repeint en émail noir – jante et guidon réduits à un amas de fers tordus – était suspendu à deux mètres du sol comme un emblème triomphant et macabre. Plus bas, des dizaines de photos étaient punaisées autour d’une porte brinquebalante, photos de filles nues et photos de groupes au milieu de sigles de la SA, écussons de la division DAS REICH ou étendards au poing blanc du White Power. Mais il était vain de toute évidence de tenter de faire glisser l’entretien vers la nature de leurs virées, leur goût pour la castagne ou leurs convictions politiques, le type avait trop beau jeu de feindre la surprise, et je me souvenais des mots de Tony selon lesquels ils se méfiaient, ils voyaient partout la police, je n’en aurais sans doute pas grand-chose. Derrière la cloison du fond il me semblait percevoir par moments le rire d’une fille, son gloussement plutôt, sur fond du grésillement musical. C’est de là qu’apparut un grand dégingandé, lui aussi tête rase, visage aigu et regard tragique, un reste enfantin, quelque chose de chancelant dans la démarche, peut-être bien le nommé Ratz dont Tony m’avait parlé. Il s’affala sur un des sièges libres et demeura là jambes écartées, à me fixer de côté. Pourquoi tu prends des notes si c’est pour la télé ?
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