Chronique d'un chateau hante
c’était parce
qu’il considérait la disproportion de son œuvre comme un échec érotique.
Les
conséquences de cette erreur dont il n’était pas responsable lui apparurent
tout de suite. Le grand escalier ne serait plus parfaitement dans l’axe de sa
révolution ; la vision qu’on en aurait serait modifiée et le château,
surélevé, deviendrait ostensible.
Ce
traquenard, ce à quoi il n’avait jamais cessé de penser durant tout le temps de
ce voyage périlleux, la jalousie toujours intacte à travers vents et dangers,
Pallio en goûtait soudain le fruit en contemplant Chérubin effondré.
La nuit
était limpide par le clair de lune qui parvenait à percer l’ombre de l’arbre
géant et la tache blanche de l’habit que portait Chérubin resplendissait sous
un rayon mort.
Voici
donc marchant vers l’ombre du chêne gigantesque trois personnages en quête de
leur destin : Chérubin, comme ivre, prêt à s’effondrer ; Gersande sur
la pointe des pieds qui le suit, ne sachant que penser de cette fuite brutale,
volontaire, car il y a dix minutes à peine elle nourrissant les cygnes et lui
dans l’attente de ses colonnes, ils s’étaient regardés à la dérobée de très
loin, osant se dire, par le charme de ce regard, ce que peut-être ils
n’auraient jamais eu, droiture ou respect d’eux-mêmes, le courage de s’avouer.
Fascinée par l’homme, elle est dans son sillage, elle se rapproche de lui. Plus
loin Pallio vient soudain, mortellement inquiet, de s’apercevoir que l’habit
blanc de Chérubin attire Gersande comme un soleil attire une planète, en son
errance machinale.
Et
maintenant admirez qu’en matière de facétie la nature est passée maître en
subtiles trames et que nul ne peut prévoir ses étranges caprices.
Soudain
Chérubin s’effondre en sanglots et mord la poussière, dans l’herbe truffée de
glands germés, durs à son corps mais il n’en a cure. Il n’est plus le fier
jeune homme heureux en amour qui resplendit sous la convoitise que fait naître
son approche. Il n’est plus qu’un pauvre homme désorienté réclamant son secours
à l’énergie de la terre. Il bave, il salive son désespoir. Il griffe le sol.
S’il était une femme, on dirait qu’il a ses nerfs.
Gersande
le surplombe. Elle se penche, elle s’accroupit, elle le contemple longuement
pleurer. Et soudain elle s’agenouille. Son corps se ploie pour être plus près
de celui qui se lamente.
Alors ce
que le désir ni l’amour n’avaient pu obtenir de leur foncière honnêteté, la
compassion de l’un pour l’autre l’obtint sur-le-champ. La marquise, dans
l’attitude de la prière à côté de Chérubin à plat ventre et sanglotant, risqua
un geste consolateur pour lui caresser les cheveux. Elle ne songeait à rien,
lui non plus. La luxure n’occupait pas leur esprit. Mais l’épiderme de l’un
osant ce geste et celui de l’autre le recevant ne demandaient qu’à se toucher
pour se reconnaître.
Chérubin
se retourna. Il distingua la main de Gersande à portée de sa bouche, si proche
qu’elle lui cachait le visage. Il enfonça dans la paume offerte sa langue
doucement. Il fit l’aveu total de sa patiente attente à ce mont de Vénus qui ne
se dérobait pas. Ses lèvres étaient souillées par la terre qu’il avait tout à
l’heure mordue et, quand leurs bouches se rencontrèrent, les amants goûtèrent
d’abord cette glèbe qui s’interposait entre le désir et eux.
Pallio
rampant dans l’herbe guettait l’architecte pour se repaître de son désarroi. Il
n’avait pas prévu l’irruption de Gersande. Il était enfoncé dans l’ombre de
l’arbre et dans la broussaille, confortablement adossé au talus pour jouir du bon
tour qu’il avait joué à Chérubin. Il n’eut pas le temps de se mettre en garde
contre l’événement redouté.
Quand la
lune reparut entre les nuages, Gersande était à califourchon sur son amant et
rugissait de soulagement de cette attente trop longtemps retardée.
— O
culo di angelo ! gémit douloureusement Pallio.
Il ne
pouvait en supporter plus. Rampant hors de son abri de broussailles, il se
releva et s’engagea titubant sur la grande allée cailloutée de gravier blanc
tout neuf. Son pas mal assuré se traînait sur ce tapis minéral. Derrière lui,
il lui semblait percevoir, bien qu’il ne fût plus audible, le grognement repu
des amants qui s’assuraient hâtivement de tous les bonheurs qu’ils avaient, en
leur attente,
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