Chronique d'un chateau hante
le préoccupait. Il
était prévu une élévation de onze coudées et demie, au plan original, entre le
plafond et le plancher du rez-de-chaussée sur toute l’étendue du bâtiment. La
hauteur des colonnes ne paraissait pas correspondre à ces dimensions. Au seul
vu de son empan de main ouvert et refermé, l’architecte mesurait les fûts de
bout en bout.
Ils
faisaient douze coudées.
Chérubin
se précipita sur sa trousse pour y saisir une règle. Durant vingt minutes,
minutieusement, il remesura chaque colonne. Le verdict était sans appel :
chacune mesurait bien douze coudées. Comme un maniaque, inlassablement et
jusqu’à la nuit close, Chérubin mesura et remesura ces colonnes fatales,
longues de douze coudées qui l’obligeaient à modifier les proportions de son
chef-d’œuvre.
Oh, ce
n’était pas grand-chose qu’une demi-coudée en plus ou en moins (car il fallait
prévoir le mortier de scellement) sur une hauteur totale de sept cannes, mais
Chérubin savait bien ce que cette modification signifiait. Il avait imaginé un
château modeste, maigre, dont les dimensions s’accorderaient humblement au
paysage unique dont il serait la couronne : une coudée de plus de sa
façade défigurée, et c’était l’orgueil, la vanité, la suffisance qui
l’emportait.
Cette
infime disproportion qui sanctionnait la distance entre le talent et le génie,
Chérubin la reçut à travers la figure comme une gifle. Il s’éloigna de la foule
pour cacher son chagrin. Personne ne s’apercevrait de cette différence,
personne – surtout pas le marquis – ne lui en ferait grief mais un
jour – oh pas tout de suite – peut-être même pas de son vivant à lui
Chérubin – quelque âme sensible, levant la tête vers la couronne du balcon
qui dissimulerait entièrement la toiture du château, percevrait ce défaut et
s’en trouverait chagrin et même perdrait la sensation de chef-d’œuvre qui
d’abord l’avait transportée. Ainsi un écrivain se relisant, croyant avoir bâti
une œuvre, ne trouve plus, se retournant pour juger le sillage de son tempo,
que désillusion et déconvenue.
Chérubin
ne savait plus où pendre la lumière, à quel saint se vouer. Machinalement, il
se prit à errer vers l’arbre gigantesque, comme tutélaire, qui dominait de sa
présence d’ancêtre tout le parc qu’on allait tracer autour de lui et de la
pièce d’eau, tous deux envisagés comme les foyers d’une ellipse.
Il
titubait la tête entre les mains.
La nuit
venait, l’ombre du chêne s’étendait jusqu’à la façade inachevée. Gersande était
assise au bord du bassin où elle donnait rêveusement à manger aux cygnes qui
l’embellissaient. Elle vit passer se reflétant dans l’onde harmonieuse la
silhouette à l’envers de Chérubin qui s’en allait élargissant autour des
évolutions des cygnes. Elle se retourna vivement. Le dos de Chérubin qui
supposait la défaite à son seul aspect, la marquise s’en inquiéta aussitôt.
Elle se mit debout pour le suivre. Il marchait vers l’ombre du grand chêne en
hésitant, en tâtonnant comme un homme ivre.
Pallio le
suivait aussi mais sous un axe différent. Il venait par le côté du chantier où
il avait parlé avec ses frères. La sollicitude qu’il pressentait chez la
marquise l’alarmait.
Il
s’était d’abord délecté du désarroi de l’architecte et du beau résultat de sa
facétie. Il avait espionné soigneusement Chérubin tout au long de ses travaux.
La nuit, il s’était introduit dans son cabinet, là-haut à la citadelle. Il
avait pris connaissance de ses épures, il avait étudié la maquette et les plans
dimensionnés. Et il était assez artiste lui-même (Venise léguait ce privilège à
tous ses enfants) pour deviner ce que serait Gaussan plus haut que prévu d’une
demi-coudée.
À Rome,
avec les larrons qui les négociaient, il aurait pu obtenir tout aussi bien des
colonnes de la dimension demandée. C’était volontairement qu’il les avait
choisies longues de douze coudées. Il savait bien que Chérubin en serait
malade.
C’était
là vengeance de valet mais la jalousie efface les distances entre maître et
domestique, et l’amour même sans espoir n’en meurt pas pour autant. Pallio
était parfaitement heureux de voir son rival au désespoir. Celui-ci (Pallio le
savait bien), c’était pour les yeux de la marquise qu’il aurait voulu atteindre
la perfection dans son art, et s’il éprouvait un si grand chagrin
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