Chronique d'un chateau hante
lazzaroni noirs comme des corbeaux, mais
efficaces, furent en ligne pour ébranler l’équipage.
Quant aux
charretiers, Pallio réussit à les nourrir de promesses. Il savait pouvoir
compter sur Palamède pour les désintéresser à proportion. Le marquis, s’il
savait son régisseur pris en otage, ne supporterait pas de le voir exécuter.
Les charretiers en question étaient en effet de cet acabit et paisibles sur
leur salaire. C’étaient six Calabrais mystérieusement muets et qui se
comprenaient par signes. Pallio, le cas échéant, n’avait aucune chance de leur
échapper. Ils donnèrent un aperçu de leurs talents au gué du
Puy-Sainte-Réparate. Un gué en nappe qui voyageait sur la Durance frissonnante,
ayant divisé ses eaux sur un lit d’agrégats large de trois cents coudées. Les
eaux étaient à l’étiage, trois morts de faim y avaient installé de nuit un
traquenard où ils prétendaient faire payer le passage aux voyageurs égarés. Les
Calabrais les étouffèrent et firent défiler les fardiers sur leurs corps. Une
manière commode de les effacer en les imprimant dans les basses eaux.
Après
cela il n’y eut plus d’incidents et soudain au lever du soleil l’équipage, qui
faisait soixante toises de long, se trouva sur le promontoire d’Ardantes où
Mane et Forcalquier apparaissaient comme un miracle. Devant ce fabuleux
spectacle, même les Calabrais se découvrirent.
Pendant
que les fardiers avançaient dans l’allée au pas de cérémonie, Pallio s’élança
en courant, échappant à la surveillance de ses gardiens sauf un qui lui mit
dans le dos la pointe de son eustache.
— N’aie
pas peur ! lui lança Pallio. C’est juste pour voir ma femme que j’en suis
impatient ! Y a trois mois que je l’ai pas vue !
Le Calabrais
fit signe qu’il comprenait mais, courant aussi vite que son prisonnier, il
enfonça un peu plus entre les côtes de Pallio la pointe de son poignard tourné
de manière à ne pas le blesser, du moins avant le menaçant coup fatal.
En
vérité, en entendant parler de château en construction, les Calabrais en
avaient bâti un en Espagne. Le marquis qui devait les payer, ils l’auraient
saisi volontiers en otage contre ce misérable Vénitien qui ne parlait même pas
italien.
Ils
changèrent d’avis dès qu’ils eurent fait virer les chevaux en une manœuvre
digne d’une cour. Les proportions de l’ouvrage leur sautèrent au visage et les
intimidèrent. La majesté de l’escalier d’accès surtout les fit réfléchir.
Chérubin l’avait conçu pour souligner l’élégance de l’entrée faite de trois
portes et surmontée du fronton où, repoussé en camaïeu et pour toujours, le
profil de la marquise conduisait le char de Minerve. Le soleil couchant
commençait à se refléter dans les croisées dont on achevait de sceller les
carreaux.
Sur ces sept
marches longues de douze toises, tout un peuple attendait pour décharger les
colonnes des fardiers. Ce peuple immobile dans une attente étonnée avait été
alerté par le tintamarre du charroi : les coups de fouet mélodieux et
claquants dans l’air ; les sifflements des Calabrais muets qui
connaissaient le langage des bêtes et la manière de les piloter ; les
grincements des chaînes, les gémissements des essieux ; tout cela
emplissait le site de Gaussan d’un charivari insolite qui fît cesser le labeur
de chacun, et la rumeur s’interrompit de tant d’hommes au travail.
Tout
s’était tu : truelles, oiseaux à mortier, scies de long qui jusque-là
stridaient à la surface des blocs de pierre ; marteaux, masses, ciseaux à
froid et la souple cataracte du mortier déversé ; chants scandés même,
afin de faire du travail un plaisir que les Vénètes avaient appris aux
Manarains, lesquels, la sueur au front, les fredonnaient mezza voce. Le silence
s’établit sur le chantier.
Les
colonnes visibles derrière les énormes roues des fardiers impressionnaient tout
le monde. Les ouvriers s’alignaient sur ces sept marches en rangs serrés,
guettant l’ordre de Chérubin pour délester les véhicules. De tout le chantier
ils accouraient. Bientôt ils furent cent cinquante pour assister à l’arrivée de
ces piliers dont on leur avait tant parlé et dont ils attendaient merveille.
Au-devant
d’eux en habit bleu constellé par la céruse des plâtras, l’ordre du
Saint-Esprit cravaté au col et dont, par fidélité au roi, il ne se séparait
jamais, le marquis dominait tout son
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