Chronique d'un chateau hante
même
les flambeaux haut levés permettaient à peine de voir le plafond, lequel était
couleur d’or comme tout le château.
Dans la
pénombre, une étrange forme vague se dressait omniprésente, toute seule au
clair-obscur. C’était un gros objet qu’on avait dissimulé sous une de ces
bâches bleues qui recouvraient les morts sur les champs de bataille, afin d’en
éloigner les mouches. L’ensemble était haut comme un cheval cabré. Les plis de
la bâche qui le dissimulaient ne permettaient pas de deviner sa forme ni sa
nature.
Les sœurs
cependant reculèrent d’un pas à sa vue comme redoutant quelque menace. À mesure
qu’elles s’habituaient à l’atmosphère, elles distinguaient que la forme était
installée sur un chariot aux roues massives qu’une poutre horizontale
prolongeait en attelage. La bâche elle-même, solidement ligotée de cordes,
était scellée par le vaste cachet en cire des Hospitaliers : mains
bénissant sur croix pattée. On eût dit un tronc d’arbre qu’on eût conduit au
supplice.
Des
rouleaux de corde à odeur de chanvre étaient aussi lovés dans l’ombre. Le
commandeur les désigna aux sœurs.
— Ma
mère, dit-il à la prieure, vos converses vont s’arrimer à ce chariot. Vous
m’avez dit qu’elles sont robustes ? Ça va être le moment de le prouver.
Elles vont devoir remplacer six chevaux de trait !
— Mais
où voulez-vous que je les conduise ?
— Chez
vous ! En votre monastère de la plaine de Mane, en cette crypte qui date,
Dieu me pardonne ! de bien avant la naissance de Notre Seigneur !
Heureusement je l’ai visitée autrefois. Oh, c’était bien avant mon départ pour
Rhodes.
Il
souleva la manche de sa robe. Elle révélait le biceps solide d’un
paysan-soldat. Il montra à la prieure la marque indélébile qu’il portait au
bras comme un autre stigmate. C’était le sceau de la Divine Porte que les Turcs
imprimaient sur la peau de leurs esclaves.
— J’ai
fait, dit-il, tourner la noria d’une famille d’infidèles pendant sept ans. Je
remplaçais dans cette fonction l’âne qui venait de mourir. Mais je préférais
cette situation à celle que je vis aujourd’hui.
Il lui
restait un geste à faire, c’était de débloquer ce portail dérobé qui donnait
sur la campagne au-delà des remparts. Cette ouverture n’avait servi qu’en une
seule occasion, quelque deux cents ans auparavant, pour recevoir cette
dépouille que maintenant il convenait de mettre en lieu sûr. C’était, parmi
tant d’autres, un héritage de l’ordre templier. Quand cet ordre avait été
anéanti et contraint de se dessaisir de ses biens, ce fut l’ordre des
Hospitaliers qui en profita et prit en partie ses armes.
Le cœur
faillait au commendataire de devoir livrer au hasard ce que ses prédécesseurs
avaient reçu de l’ordre frère quand celui-ci avait été spolié. Seulement
aujourd’hui ce récipiendaire était environné de silence. La prière qu’il
s’était imposée et qu’il avait imposée au demeurant des frères ne l’avait pas
éclairé. Le ciel était resté muet. Dans sa solitude, il ne pouvait plus
recevoir d’autrui ni conseil ni directive. Il était seul face à la volonté
imprécise de Dieu.
— Aidez-moi
à débloquer cette porte ! ordonna-t-il. Il y a plus longtemps encore que
la précédente qu’on ne l’a pas ouverte !
Les nonnes
se ruèrent sur le portail. Elles avaient hâte de regagner leurs cellules et
leurs prières.
Il y eut
un craquement épouvantable quand les battants cédèrent. Depuis plus de deux
siècles maintenant cette porte n’avait plus vu le jour. La nuit limpide de
février l’envahit et le vent éteignit les flammes des flambeaux.
À la hâte
et parfois avec des rires retenus car la plupart de ces moniales n’avaient pas
vingt-cinq ans et le rire était encore leur divin privilège, la troupe se jeta
sur les cordes de chanvre et se les répartit. Le vallon profond qui s’ouvrait
sur le ravin de Drouille apparut avec sa draille qui luisait humide au soleil
couchant.
Guillaume
leva les yeux vers le rempart. Là-haut, sur la contrescarpe, quelque chose
claquait dans l’air que le vent agitait. C’était le gonfanon de Mantoue que son
servant avait déployé.
Le
commandeur eut un haut-le-corps. Il cria par les corridors, obscurs maintenant,
pour ameuter les frères. Ils arrivèrent en toute hâte. Ça ne faisait pas une
bien grande troupe étant donné les morts et d’ailleurs,
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