Chronique d'un chateau hante
pas vers le porche puis il tournait
bride, revenait posément à sa place et recommençait son manège. Il fallut dix
minutes à la petite fille pour comprendre.
— Il
veut que nous le suivions ! s’exclama-t-elle.
Comme si
elle avait compris ce langage, la bête encensa longuement et se mit en route
vers le porche. Il trottait lentement. Les trois humains suivaient péniblement
par les bois d’abord puis par l’interminable badassière. Sanche se plaignait,
avait mal aux pieds, Ermerande la morigénait. Elle, elle voulait savoir.
Toute
blanche au soleil couchant, la tour de Porchères s’éleva à l’horizon. L’allée
et la terrasse où les deux cadavres pour l’éternité tournés l’un vers l’autre
encombraient le chemin. Les deux petites filles se serrèrent l’une contre
l’autre.
— Ne
regardez pas ça ! dit le père.
Le cheval
avec précaution avait contourné le couple immobile. Il était déjà là-bas, sur
la terrasse. Il penchait sa tête vers le berceau.
— Un
enfant ! s’exclama Sanche.
Le bébé
ne pleurait plus. Il était toujours vivant. Il dormait. Il ne devait peser que
quelques kilos. Il était seul au monde et s’il ne pleurait plus, s’il dormait,
c’était parce qu’une part de vie obscure, aussi inconsciente que lui, le
soutenait, s’obstinait, résistait à la faim, résistait au froid. La vie partage
la puissance du mystère avec la mort. Quand elle a décidé d’habiter un être,
rien ne peut l’arrêter.
Déjà les
deux sœurs s’étaient penchées sur le berceau, déjà elles prenaient l’enfant
contre leur chaleur, entre elles. Les gestes que font les mères, elles les
connaissaient par cœur bien avant de naître.
— Vite,
père, rentrons à la maison pour le nourrir !
— Avec
quoi ? demanda le père.
— Le
lait de l’ânesse qui vient de faire l’ânon !
Déjà
elles précédaient leur père sur le chemin d’Ardantes. Elles couraient, se
disputant la gloire de partager leur chaleur avec l’enfant. L’aînée avait
dégagé sa poitrine et elle pressait la tête du bébé sur ses seins encore
stériles.
Le cheval
dansa l’amble en arrière dans le plus grand silence. Il tourna bride. Il fuma
des naseaux pour humer l’horizon, tâtant la rose des vents. Du côté où l’air
sentait l’Italie, on le vit disparaître au détour du chemin. Un trot de majesté
l’emporta satisfait, la tête haute. Maintenant, il pouvait regagner les écuries
de Mantoue dont il commençait à languir.
La peste
est comme un orage d’été. Elle s’abat, elle sévit, elle passe. Elle cessa à Forcalquier
comme elle était venue. Elle n’avait atteint que l’espèce humaine. Sans maître
et sans gouvernance, les troupeaux erraient en perdition, vite récupérés par
d’honnêtes gens que les scrupules n’avaient plus besoin d’étouffer. Il était
mort la même proportion de notaires et d’hommes de loi que du reste de la
population. Le peu qu’il en restait surchargé de besogne ne suffisait plus au
maintien des héritages, des lois et coutumes, des partages, du cadastre
lui-même où des êtres véhéments qui criaient plus fort que les autres à
l’injustice, ou qui portaient une épée au côté, venaient se tailler la part du
lion.
On se
croyait quitte envers la nature maintenant que la peste avait retranché en tout
lieu les quatre cinquièmes des villageois et l’hécatombe, pour beaucoup,
apparut soudain comme une aubaine.
Une sorte
de joie de mauvais aloi masqua bientôt le visage de tous les survivants. Il y
eut baptêmes, banquets et mariages. Il y eut des transactions qui prenaient
effet très loin dans l’avenir, dix ans, vingt ans, l’or reparut à l’air libre,
on ne sait d’où revenu.
Rapidement
on donna sépulture décente à tous les restes des pestiférés morts en rase
campagne ou dans les maisons qu’on nettoya. Les vieillards défunts de mort
naturelle recevaient l’absoute en des églises où l’odeur des cadavres s’était
insérée pour longtemps dans celle de l’encens.
On se
reprit à semer, à greffer, à biner, avec ardeur. La peste avait fait doubler
les prix, même, à grand regret et à grand-peine, celui des rémunérations mais
on était bien obligé. Le travailleur, affranchi à Forcalquier et à Manosque,
était devenu la chose la plus rare du monde. Bien des petits nobles en dépit
des édits qui leur interdisaient le travail prirent en main propre les manches
de l’araire. La joyeuse
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