Chronique d'un chateau hante
ça
voulait dire farine et le parfum de cette bénédiction de blé qui avait imprégné
les lieux depuis qu’il existait demeura bien longtemps après qu’il n’y eut plus
rien à moudre. On vint avec des couteaux, avec les ongles, extirper les
moindres parcelles sur les stries des meules, qu’on lécha, à même la pierre. On
disputa les détritus aux vers de farine. Le peu qui s’était blotti pour l’hiver
dans la sciure de blé fut gobé impitoyablement. On mangea le son, la repasse.
Il y avait longtemps que le meunier avait été occis sur un sac de farine qu’il
prétendait défendre. Le tableautin peint sur planchette que le meunier avait
tant observé sans rien y comprendre attira l’œil soupçonneux de quelques-uns
mais, comme il n’était pas comestible, on le jeta dehors, dans les orties.
Tomba la
neige qui ensevelit tout et tua de plus belle. Dès l’automne, le marquis
d’Ardantes avait dit à ses filles :
— Attention !
Manger va devenir chose de l’âme. Il va falloir se nourrir de tout ce que les
autres ne mangent pas. Vous allez vous habituer à aller sous les yeuses !
Ils font des glands ! Vous allez les ramasser, nous en ferons de la
soupe ! Ramassez tous les champignons que vous pourrez. D’ailleurs je vais
aller avec vous. Nous les ferons sécher.
D’ordinaire
il faisait appel à ses paysans pour tuer le cochon. Le temps venu, sans en
parler à personne, il le tua lui-même au fond de la soue. À tous les trois, ils
firent la charcuterie.
— Désormais,
dit-il, vous n’allez plus manger à votre faim ! Il faut se restreindre. Il
faut surtout ne pas attirer l’attention, ne pas paraître différents des autres.
Il
parlait en français. Ses filles lui répondirent de même. Jamais plus depuis ce
désastre ils n’utilisèrent le patois pour communiquer entre eux. La langue du
bonheur était morte à jamais.
— Mais
la petite ?
— La
petite ? Elle sait déjà ce que c’est que souffrir. On la tiendra en vie.
Mais il ne faut pas qu’on voie qu’elle profite ! On n’a pas d’armes !
On ne sait pas se défendre ! Regardez ce qui est arrivé déjà au meunier
qui faisait chanter la mort !
Sanche et
Ermerande se serrèrent l’une contre l’autre en frissonnant.
— Et
les chèvres ? dit Sanche. S’ils les voient, ils les tueront ! On en a
déjà tué dans Forcalquier peut-être cent !
— Dieu
y pourvoira ! dit Ardantes en se signant.
C’était
un signe journalier à trois reprises que l’on esquissait : au lever, à
midi pour le repas et le soir en se couchant. Personne, en ce temps-là, ne
doutait ni n’était incroyant. Le paradis était l’espérance suprême qui faisait
patienter ici-bas. On aspirait au paradis et l’on savait bien que pour
l’atteindre il fallait passer par le truchement de la mort. Mais plus encore et
mieux, on croyait à l’enfer. Le premier était impossible à se représenter sauf d’une
manière enfantine. Le second, en revanche, il suffisait de le transposer tel
qu’il existait déjà et pour bien longtemps encore sur la terre.
Même les
reîtres croyaient en l’enfer et courbaient l’échine à chaque forfait. Ils se
signaient avant de tuer. Ils savaient qu’ils tomberaient sans remède dans la
géhenne rédemptrice, c’est pourquoi, en cette vie, ils commettaient le plus de
crimes possible afin que, par la jouissance qu’ils en éprouvaient, la punition
sans limites ait au moins servi à les faire bien vivre ici-bas.
Entre
l’enfer et le paradis, il y avait le mensonge qu’on se racontait à soi-même. Le
comte d’Ardantes se préparait à ce mensonge qui le conduirait à la damnation
pour sauver sa progéniture. Chaque jour, il attendait anxieusement l’assaut que
les morts de faim ne manqueraient pas de livrer à son manoir. Il ne pouvait
dissimuler la paisible résignation en quoi vivait le beau domaine. Tôt ou tard,
ceux qui ne possédaient plus rien de vaillant allaient venir le piller. C’était
une attente presque insoutenable.
C’était
aussi une terrible responsabilité envers soi-même que de risquer l’enfer.
— Vous
ne direz rien ! ordonna le comte à ses filles. Vous me laisserez parler.
Nul ne doit savoir si vous m’approuvez ou me blâmez. Vous me regarderez de derrière
la vitre !
Ce fut un
jour d’hiver, de neige et de ciel bas. La horde misérable qui fuyait la ville,
qui fuyait les campagnes, qui fuyait n’importe où, en vain, puisque la faim et
la mort
Weitere Kostenlose Bücher