Chronique d'un chateau hante
braire et son ânon à
ruer. Seules les poules de la basse-cour caquetant de plaisir et le coq glorieux
qui chantait à tue-tête comprirent ce qui se passait. Ils se ruèrent vers cette
manne grisâtre qui tombait du ciel. Ils n’en croyaient pas leur faim toujours
pressante. Avec les pattes, avec le bec ils entreprirent de faire une hécatombe
parmi les insectes morts et vivants qui grouillaient sur le sol.
Le comte
et ses deux filles les observaient maintenant à travers les carreaux de verre
qui faisaient l’orgueil d’Ardantes. On les avait installés du temps du
grand-père qui les avait rapportés d’Italie quand il était revenu de Corcyre.
La
fillette elle aussi pouvait les voir en levant les yeux. Elle se mit à pleurer
instantanément. On l’avait appelée Clermonde. Elle avait compris avant les
adultes, par la peur qui l’habitait depuis sa naissance, la catastrophe qu’elle
contemplait. Les deux jouvencelles s’étaient emparées chacune d’une main du
comte.
— Père,
qu’est-ce que c’est ?
— Père,
quelle abomination nous tombe encore dessus ?
Elles
parlaient à voix basse. Elles parlaient en français. La langue d’oc, selon
elles, était l’expression du bonheur. On devait cesser de l’utiliser quand Dieu
nous abandonnait.
— Ce
sont des sauterelles, dit le père, à voix basse lui aussi.
Les
insectes s’écrasaient avec un bruit sec de grêle pressée.
— On
va vivre encore dans le malheur ! pensait le comte. On n’entendra pas
cette année le vent sur les moissons. Survivre ! Encore survivre !
gémit-il.
C’était
la première fois que l’Occident se trouvait affronté à cette invasion. La terre
devint blanche comme s’il avait neigé sauf sous les forêts et les cimetières
car, sans qu’on sût jamais pourquoi, les vols de sauterelles s’arrêtèrent aux
portes des champs des morts, les vieux comme les neufs. Les cimetières furent
les seuls endroits où l’herbe se mit à croître sur les fraîches fosses,
hâtivement recouvertes, des victimes de la peste. Tout le reste du végétal fut
anéanti. La peste ne s’était attaquée qu’aux humains. Les sauterelles rasèrent
tout ce dont le règne animal avait besoin pour vivre : l’herbe, les
légumes, les tendres pousses des arbres, les fleurs ; seuls les chênes,
les yeuses et les buissons de ronces trouvèrent quartier ; mais les
carlines, mais la salsepareille, mais la belladone, mais les œnanthes, mais
l’herbe-à-pauvre-homme, mais les bourses-à-pasteur, mais les consoudes, mais
les rosiers, mais les cornouillers et tout le reste qui faisaient si beaux le
pays de Forcalquier et la plaine de Manosque, n’existèrent plus.
Il n’y
eut pas d’automne. Toutes les feuilles caduques des arbres, les criquets les
avaient dévorées.
La
lavande elle-même fut saccagée par les prédateurs. On assista à la soudaine
dominante du parfum de l’aspic. Celui-ci exsudait de chaque insecte. Les nuées
de sauterelles le répandaient dans l’air après avoir gobé les épis. La famine
se poursuivit dans cette odeur suave. Les survivants, cinquante ans après, ne
pouvaient pas humer cette fragrance sans en avoir le cœur soulevé.
Les
premiers froids anéantirent l’invasion mais le mal était fait. L’hiver sévit
sans pitié. Il n’y avait plus de provisions. On mangea les chevaux, les ânes,
les troupeaux. Longtemps on épargna les poules, à cause des œufs, mais pour la
Noël déjà on mit les dernières au pot. On se traînait à quatre pattes parce
qu’on n’avait plus la force de se tenir debout. On vit des laboureurs à genoux
s’efforçant d’enfoncer l’araire et toute la famille attelée parce que la bête
était morte de faim ou bien qu’on l’avait tuée pour la manger. L’ordre qui
avait arrêté l’humanité en marche était tel et régnait si rigoureusement que
même l’amour on ne le faisait plus. Les couples amorçaient le simulacre puis
ils retombaient l’un sur l’autre, les bras ballants, épuisés.
Une femme
mangea son enfant nouveau-né jusqu’au cordon puis elle alla se jeter dans le
puits familial.
La faim
était hallucinatoire. Un manant qui alla sonner le tocsin (et l’on se demanda
longtemps comment il avait pu se traîner jusqu’au clocher) déclama qu’il avait
reçu du ciel l’ordre de se précipiter en bas de la tour pour sauver le monde et
il le fit.
Le moulin
sur la badassière de Porchères fut pris d’assaut par les affamés. Moulin
Weitere Kostenlose Bücher