Confessions d'un enfant de La Chapelle
sorte d’acte d’une foi un peu dévoyée.
De l’avoir quotidiennement sous les yeux fait que j’ai mis longtemps avant d’apercevoir clairement mon père. Mes premiers souvenirs conscients sont ses mains colorées de façon indélébile, tantôt de rouge, de violet ou de jaune par l’aniline dont il usait pour teinter les fleurs artificielles, base de son industrie. Ainsi, au gré des modes et des commandes, une sorte d’arc-en-ciel jouait sur les mains de mon père dont l’eau de Javel ne parvenait pas à avoir raison. Les seules périodes où mon père retrouvait des mains humaines étaient les mortes-saisons, fréquentes, trop fréquentes… Plus question alors pour mon papa d’encourager la race chevaline, car le drapeau noir flottait sur la marmite, et l’échéance du terme prenait pour ma chère maman des allures de chemin de croix.
La morte-saison, qui se disait plus simplement la « morte », était alors, dans les classes laborieuses, un véritable épouvantement. Peu de professions échappaient à cette fatalité. À La Chapelle, bas faubourg de Montmartre, toute une frange de la population était à l’abri de cette douloureuse incertitude : les employés du chemin de fer, qui constituaient en quelque sorte l’aristocratie de ce petit peuple. La Chapelle était enclavée entre les lignes du chemin de fer du Nord et du chemin de fer de l’Est, aussi, le plus grand nombre des employés de ces réseaux était-il venu se loger presque à pied d’œuvre. Déjà des castes se formaient, les mécaniciens de locomotive tenant le haut du pavé, les chauffeurs se situant très nettement dans une classe inférieure, mais cependant nettement plus enviée que le personnel des ateliers d’entretien. Outre l’avantage d’échapper à la « morte », l’appartenance au chemin de fer ouvrait, chez les commerçants, des facilités de crédit que les titulaires de métiers saisonniers se voyaient souvent refuser.
Dans les périodes difficiles, alors que la mère de famille n’osait plus affronter les fournisseurs où une ardoise en souffrance stagnait depuis trop longtemps en dépit de promesses, c’était aux enfants qu’il appartenait de risquer l’affront de se voir refuser un achat même modeste. L’argent, dans ce faubourg, était rare, et la société nettement axée vers la non-consommation. Dans ces périodes de restrictions, le temps était aux tambouilles économiques, plâtrées de riz ou de pommes de terre, les plus démunis se résignant à se laisser voir achetant au marché de la rue L’Olive des arlequins, dits plus simplement « arlo ». Il s’agissait de dessertes de grands restaurants où, dans la même assiette, voisinaient, sur fond de jardinière, pinces de homard et ailes de poulet. C’était le temps aussi où, sous un prétexte hygiénique – le cheval n’est jamais tuberculeux –, se multipliaient des boucheries hippophagiques. Les plus pauvres, et il fallait l’être, s’essayaient à cette nouvelle saveur, et j’ai le souvenir d’une hallucinante boucherie chevaline de la rue Riquet affichant sans vergogne « bouillon et bœuf de cheval »…
La coutume voulait que les garçonnets soient, jusqu’à trois ans, habillés en filles, subterfuge commode pour finir d’user les robes des sœurs déjà grandes. Le port de la première culotte se situait à l’entrée à la maternelle où, par défiance, avait lieu la séparation des sexes. L’anatomie féminine posait alors aux bambins d’insolubles énigmes résolues par l’observation directe. Une petite sœur qu’on langeait, une fillette accroupie dans le ruisseau pour la pissette, dévoilaient vite la petite différence.
C’était encore le temps de l’allaitement maternel. Sans gêne et en tout lieu – squares, tramways, terrasses de café, wagons de chemin de fer – les mamans tiraient de leur corsage un sein rebondi, vivement happé par les lèvres de l’innocent nourrisson ignorant des travaux du professeur Freud. Spectacle quotidien, excluant par sa banalité toute rêverie sur la poitrine du sexe opposé, inconsciemment rangé dans la classe des mammifères nourriciers, près de la chatte, de la lapine et de la vache, en d’autres circonstances observées.
La Chapelle de mes premières années était encore un village, et à l’instar des bourgades de province, le passage d’une automobile dans ses rues y déclenchait une intense émotion, proche de la panique. Toute traction
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