Confessions d'un enfant de La Chapelle
exemple –, je bravais l’interdit et m’offrais une délicieuse séance d’émancipation. Ma préférence allait à une collection intitulée « Ceux qui font rire », rassemblant des contes signés Alphonse Allais, Cami, Max et Alex Fischer et autres humoristes du temps. Je n’oserais prétendre que tout m’était perceptible des intentions de ces auteurs, mais le peu que j’en pouvais saisir me mettait l’esprit et le cœur en joie. Quelques obscurités auraient pu me décourager, telle la constance du héros du feuilleton signé Willy à fesser ses partenaires féminines. Je n’en voyais ni la nécessité ni l’agrément.
J’ai retiré de ces quelques heures dérobées à l’autorité paternelle la conviction qu’on n’est libre que seul.
Cette sensation d’indépendance totale renaissait les jours où ma pauvre maman s’escrimait du battoir sur le linge familial. Cette séance de lavoir me réservait une joie supplémentaire. Ma mère, que j’allais attendre à la sortie de l’établissement, sous le drapeau tricolore de zinc qui, en ce temps-là, le signalait, ne manquait jamais de m’acheter une part de tarte au pâtissier ambulant venu offrir sa marchandise savoureuse pour le réconfort des blanchecailles ménagères ou professionnelles.
Un autre stade de mon accession à la liberté me vint d’un poste d’appariteur bénévole à la bibliothèque municipale. Mon maître d’école d’alors y faisant fonction de bibliothécaire, il avait demandé dans la classe un volontaire. Je fus choisi. C’était mon tour d’exercer une censure sur les lectures de mon paternel, prenant parfois plaisir à prétendre que le volume de son choix était en main. Pour moi, je bloquais à mon usage toute l’œuvre d’Alexandre Dumas.
Le cheval, dont j’ai dit qu’il était pour nous, enfants, un perpétuel objet de curiosité, nous amenait à la première perception de l’acte héroïque. L’arrêt d’un cheval emballé – la chose était fréquente – éveillait chez les gamins une respectueuse admiration jointe à l’envie, quand nous serions grands, d’accomplir cet exploit. Le cheval donnait aussi à la plupart d’entre nous la première image de la mort. Fréquent était le spectacle d’un cheval tombé, une jambe rompue, et qu’il fallait abattre. Exécution sommaire en pleine rue et devant un nombreux public. Le bourreau, un employé de l’équarrisseur, procédait au merlin manié à pleins bras pour fracasser le front de l’animal, blessure suivie de l’introduction dans la plaie d’un jonc refoulant la matière cérébrale. L’infortuné gail était ensuite hissé à grand renfort de palan et par un plan incliné dans la voiture de l’équarrisseur pour un ultime voyage, cette fois en passager.
Ce voyage devait être bref, un équarrisseur exerçant à Aubervilliers, banlieue jouxtant notre quartier. Une des incommodités de La Chapelle était précisément la puanteur de cette entreprise que certains vents venaient rabattre sur nous, odeur insupportable au point que, pour s’en défendre, il fallait parfois vivre fenêtres fermées pendant plusieurs journées.
En dépit de la défiance maternelle, nous étions, mes copains et moi, fort amateurs de baignades. La piscine Hébert, hélas, coûtait quinze centimes, trois sous, encore fallait-il les avoir. Aussi, complètement démunis, partions-nous, le jeudi après-midi, pour une baignade gratuite, entièrement interdite, dans la Seine, à l’île Saint-Denis. Le mode de transport des gamins était alors les tampons arrières du tramway Saint-Denis-Opéra ou Saint-Denis-République, passant rue de La Chapelle. Profitant d’un arrêt, nous nous juchions sur le tampon métallique arrière, ayant à portée de main le câble de manœuvre du trolley, qu’il nous suffisait de tirer pour isoler la motrice des fils d’alimentation, d’où arrêt, puis poursuite par le receveur ; l’infortuné qui se laissait rejoindre dégustant une paire de tartes, voire un coup de pied au cul.
Le lieu de la baignade était, dans l’île Saint-Denis, une sorte de pente douce boueuse de la rive dans le fleuve. Nullement question de cabine, ni même de tenue de bain. Personne à notre connaissance n’en possédait. Nous allions donc barboter dans l’état de nature dans une eau déjà fortement chargée en huile minérale et autres déchets défiant l’analyse. Le séjour dans cette flotte opaque se devait d’être très bref,
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