Confessions d'un enfant de La Chapelle
même point, mon vieux papa m’a saisi aux bras ; de grandes ondes de frissons le parcourent, que j’arrive moi aussi à ressentir. Je tente de libérer mes bras. Je voudrais le faire se réallonger, qu’il renonce à ces efforts qui l’épuisent. Je panique, et c’est lui qui tout à coup part en arrière, m’entraînant, le regard d’une fixité intense et s’incrustant dans l’oreiller, la bouche ouverte sur un râle profond, le dernier son qu’il aura. Libéré de l’étreinte de ses mains, j’ai reculé d’un pas, habité d’un tremblement qui s’amplifie, de mes jambes cotonneuses à mes mâchoires cliquetantes. J’ai froid subitement. Dans mon cigare, vide de pensées cohérentes, une impulsion des plus prosaïques naît, se forme, insistante : prendre un caoua ! J’obéis un peu mécaniquement à la suggestion, passe à la cuisine, pose la cafetière sur le petit feu du réchaud, enflamme le gaz, un peu semblable à un zombi. Ce n’est certes pas dans cette pièce que j’aurais dû m’isoler pour revenir, sinon à la sécurité, tout au moins au calme. Trop de mes disparus y ont séjourné, que ma mémoire évoque dans leurs attitudes familières : Louis, se rasant devant l’évier, ma mère, tournant une sauce devant le réchaud ; grand-mère Gonin passant le café du matin, sa coiffe bressane déjà bien ajustée. Tout eu sirotant mon café, sucré à trois morceaux au lieu de deux, ce que personne aujourd’hui ne viendra me reprocher, je me convaincs que n’importe quelle pièce de notre canfouine aurait eu le même pouvoir d’évocation, rançon de la vie à l’étroit des paumés.
Mais je dois revenir à notre père, lui fermer les yeux, comme il est dit dans les romans. Je m’acquitte de ce dernier devoir, déchiré par la stupide sensation d’être devenu celui par qui s’abolira pour lui toute vision du monde, le plongeant dans la nuit éternelle. Je lui ôte avec peine sa chemise souillée de crachats, trouvant injuste d’être seul pour le faire. Nu, le pauvre homme est encore plus pitoyable, les muscles courant sous la peau flétrie, telles des cordelettes. Est-ce bien de ce corps inerte que nous sommes, mes frères et sœurs, issus ? Lui-même l’était du grand-père François, un mort lui aussi décharné. Dure réalité de la chaîne sans fin des générations, j’en prends conscience, sans parvenir à lui trouver un sens autre que la précarité de notre présence sur cette terre. Une abominable sensation de vide et de froid m’a investi. Seul !… Je reste seul !… Mais libre !… Libre de quoi ? Libre pour quoi ? En réponse, instinctif, un bilan s’établit, ordonné en pensée par un constat de réalité : j’accomplis ma dix-septième année… je n’ai point de métier… j’en suis à espérer un emploi… je me trouve criblé de dettes… et me voici doublement O-R-P-H-E-L-I-N !… Le mot, je l’ai vainement repoussé comme trop générateur d’images affligeantes de gamins marchant en rangs, chaussés de galoches, laidement vêtus d’uniformes dénonçant leur infortune. Plutôt être seul.
Sans que je le sollicite, un souvenir resurgit. Alors que j’ai souvent et vainement tenté de me remémorer le timbre de voix de ma mère, je crois l’entendre à nouveau me dire, tendre et grave : Nous ne serons pas toujours là… un jour tu seras à tes croûtes… Ainsi qu’au jour où la pauvre m’admonestait par ces mots, je fonds en larmes.
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