Confessions d'un enfant de La Chapelle
logement, puis entre le logement et les tartisses pour y évacuer les eaux sales, les éviers n’étant pas reliés à une descente d’égout.
L’homme du faubourg, en ce temps, avait une fâcheuse tendance à sentir le fauve, et certains étés caniculaires, le voyage en métro devenait un véritable supplice tant les passagers agglomérés exhalaient des puanteurs diverses. L’hygiène voulait, pour les semi-raffinés, le bain de pieds du dimanche matin dans une petite cuve de zinc. Pour les amoureux d’hydrothérapie, était offerte la ressource des douches municipales et des piscines. La Chapelle bénéficiait pour l’alimentation du bassin de la piscine Hébert d’un puits artésien de fort débit. L’établissement était cependant suspect aux mères qui, bien que n’y ayant pas accès, se tenaient informées par les récits de leurs mouflets d’un certain laisser-aller. Le passage préalable à la douche, imposé par un règlement affiché, avait rarement lieu, et les rouliers, charrieurs de charbon, de la gare aux marchandises, forts en muscles et forts en gueule, ne tenaient aucun compte des observations de l’unique maître baigneur, et plongeaient, souillés et presque tatoués de poussière de carbi, dans le grand bain. Il devait se promener dans cette eau à peine javellisée quelques microbes plus dangereux que la visible crasse, les maladies vénériennes se trouvant alors à sévir de façon endémique.
J’avais grandi, et une des missions de confiance dont me chargeait mon père était l’achat, sur les coups de sept heures, de la dernière édition de La Presse , journal donnant le résultat des courses de la journée et vendu par crieurs. Mission à exécuter sans que ma mère n’en sût rien.
Feintant, je fonçais au métro Torcy, poste de vente du camelot attitré du coin pour le débit de ses canards. Puis, faussement innocent, je revenais porteur de la feuille où s’inscrivait souvent, sans que j’en eusse le moindre doute, le Waterloo de nos finances familiales. Mon père, qui en ce temps s’était monté sous les combles dans une petite chambre un minuscule atelier, me récompensait, bonne ou mauvaise fortune, d’une boule de gomme, friandise dont il avait à mon usage une provision dans un tiroir de sa table de travail. J’apprenais ainsi la discrétion et prenais le goût de la connivence.
La Presse ne paraissait jamais dans notre logement, crainte d’éveiller chez ma mère de trop justifiables appréhensions. À cet étage, mon père lisait Le Journal dont ma mère suivait les feuilletons et appréciait les contes. Soigneusement replié, puis mis sous bande, ce canard était posté à l’adresse de ma grand-mère maternelle, épicière à Cras-sur-Reyssouze, petit village de Bresse. Des nouvelles vieilles de quatre jours devaient suffire à satisfaire dans cette campagne une curiosité très émoussée pour la marche du monde.
L’achat quotidien d’un journal constituait alors un signe trompeur d’aisance. Parfois plusieurs foyers de même pente d’esprit politique s’associaient pour souscrire à l’abonnement, ou acheter à tour de rôle la feuille qui se trouvait ainsi lue par cinq ou six personnes. Il était évidemment exclu que les enfants puissent jeter leur regard sur les canards réservés à l’information des grands. Les faits divers, plus chargés d’actions, même délictueuses, que des fluctuations ministérielles, les eussent pourtant passionnés. La jeunesse, alors tenue pour un état précaire et transitoire, devait être préservée jusqu’à l’adolescence des rudes réalités que la vie se chargerait assez tôt de lui révéler.
Il m’est rigoureusement impossible de me souvenir du moment où je sus lire. Je garde simplement en mémoire qu’à un certain stade de mon enfance, une censure paternelle s’est exercée sur mes lectures.
M’étaient autorisés le Journal des Voyages dont mon père avait, à mon intention, acheté, aux Puces de Saint-Ouen, deux années dans une reliure semi-riche ; Robinson Crusoé et les Contes de Grimm. M’étaient refusés les quelques livres que mon père rangeait dans un placard de la salle à manger pour, sans doute, décourager ma curiosité, ce qui produisit un effet contraire. Dès que l’occasion d’être seul à la maison, avec la certitude de n’être pas surpris, se présentait – mon père se trouvant rivé à son boulot, et ma mère bloquée pour quelques heures au lavoir par
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