D'Alembert
s'il pouvait vivre, qu'un bien petit nombre d'idées ?
On l'accordera sans peine.
Les sens sont nécessaires assurément. Tout vient-il d'eux ? Et qu'entend-on par là ?
Les sens des animaux valent les nôtres pour le moins : la source des idées pour eux n'est donc pas moins riche que pour nous. Pourquoi n'arrivent-ils pas à nous égaler ? Helvétius a fait l'objection et trouvé la réponse.
Les animaux n'ont pas de mains.
L'idée du moi est la première. La première chose que nos sensations nous apprennent, c'est notre existence. Les sensations sont-elles indispensables ? Pourrait-on concevoir un être intelligent dépourvu, faute de sensations, du sentiment de sa propre existence ?
Après avoir connu notre propre existence, nous devons à nos sensations la connaissance des objets extérieurs et, parmi eux, celle de notre corps ; un sentiment irrésistible nous fait croire à la réalité de ces objets. D'Alembert, à l'appui de cette idée, propose un singulier argument.
N'ayant aucun rapport, dit-il, entre chaque sensation et l'objet qui l'occasionne ou du moins auquel nous le rapportons, il ne paraît pas qu'on puisse prouver par le raisonnement de passage possible de l'un à l'autre. Il n'y a qu'une espèce d'instinct plus sûr que la raison même qui puisse nous forcer à franchir un si grand intervalle.
N'est-on pas tenté de traduire ainsi : la croyance à la réalité des objets extérieurs n'est pas justifiable par la raison ; elle n'en est que plus certaine ?
Toutes les routes conduisent d'Alembert au scepticisme. Il ne lui semble pas qu'on puisse avoir d'idée distincte, moins encore d'idée complète ni de la matière ni d'autre chose. «Quand je me perds dans mes réflexions à ce sujet, écrivait-il vingt ans plus tard, ce qui m'arrive toutes les fois que j'y pense, je suis tenté de croire que tout ce que nous voyons n'est qu'un phénomène qui n'a rien, hors de nous, de semblable à ce que nous imaginons, et j'en reviens toujours à la question du roi indien :
Pourquoi y a-t-il quelque chose ?»
Le grand Ampère, qui, plus souvent que d'Alembert et avec plus de confiance et plus d'espoir, aimait à s'égarer dans les ténèbres de la métaphysique, trouvait aussi la différence entre les phénomènes et les noumènes difficile et incertaine.
La question change de nom sans avancer d'un pas. C'est le problème du moi et du non-moi. Quand les savants s'embarrassent pour le résoudre, on pourrait leur répondre, en parodiant le vers d'un grand poète :
Il faut pour l'ignorer avoir fait ses études.
L'étude des objets extérieurs est le premier soin de l'homme : elle a pour origine la nécessité de garantir notre propre corps de la douleur et de la destruction. Il faut donc, avant tout, chercher ce qui nous est utile ou nuisible. Cette recherche nous révèle nos semblables et nous sommes attirés vers eux.
L'explication du rapprochement des hommes est étrange, il faut l'avouer.
Mais ce qui suit l'est plus encore. L'homme cherche l'homme, on en convient sans peine ; mais que trouve-t-il ? L'injustice et le vice, dont la vue lui enseigne la justice et la vertu. «Le mal que nous éprouvons par les vices de nos semblables, produit en nous la connaissance réfléchie des vertus opposées, connaissance précieuse dont une union et une égalité parfaite nous auraient peut-être privés. De l'idée de vertu l'homme s'élève à comprendre la spiritualité de l'âme, l'existence de Dieu et nos devoirs envers lui.»
Malgré l'intérêt de ces hautes vérités, il ne faut pas, comme on l'a dit plaisamment, que le corps soit la dupe de l'immortalité de l'âme.
Telle est l'origine de l'agriculture, de la médecine et des arts nécessaires. Avides de connaissances utiles, les premiers hommes ont dû écarter d'abord toute spéculation oisive ; mais l'étude de la nature entreprise pour nous donner le nécessaire fournit avec profusion à nos plaisirs.
La satisfaction d'apprendre des vérités même inutiles est une espèce de superflu qui supplée à ce qui nous manque. En recueillant ce superflu pour goûter l'amusement qui s'y attache, l'esprit humain rencontre la physique et la mécanique, et l'abstraction des propriétés sensibles autres que l'étendue fait naître la géométrie.
Cette science est le terme le plus éloigné où la contemplation des propriétés de la matière puisse nous conduire, et nous ne pourrions aller plus loin sans sortir de l'univers matériel ; mais telle
Weitere Kostenlose Bücher