D'Alembert
les objets agréables nous frappent plus, étant réels, que simplement représentés, ce qu'ils perdent d'agrément en ce dernier cas est en quelque manière compensé par celui qui résulte du plaisir de l'imitation.
À l'égard des objets qui n'exciteraient, étant réels, que des sentiments tristes ou tumultueux, leur imitation est plus agréable que les objets mêmes, parce qu'elle nous place à cette juste distance où nous éprouvons le plaisir de l'émotion sans en ressentir le désordre ; c'est dans cette imitation des objets capables d'exciter en nous des sentiments vifs ou agréables, de quelque nature qu'ils soient, que consiste, en général, l'imitation de la belle nature, sur laquelle tant d'auteurs ont écrit sans en donner d'idée nette.
Ce que nous savons de l'histoire semble s'accorder mal avec l'enchaînement exposé par d'Alembert. Il prévoit l'objection. Quand on considère depuis l'époque de la Renaissance les progrès de l'esprit humain, on trouve, dit-il, que les progrès se sont faits dans l'ordre qu'ils devaient naturellement suivre. Cet ordre est précisément le contraire de celui que propose le discours. En sortant d'un long intervalle d'ignorance que des siècles de lumière avaient précédé, la régénération des idées a dû nécessairement être différente de leur génération primitive.
Un grand poète a dit :
Le présent au hasard flotte sur le passé.
D'Alembert ne veut pas croire au hasard. La partie la plus brillante du discours préliminaire est le tableau tracé, d'après l'histoire, de la marche de l'esprit humain depuis son renouvellement par l'invention de l'imprimerie et l'émigration des savants du Bas-Empire apportant les richesses de l'antiquité. Le style convient au sujet ; il est digne à la fois des grandes questions qu'on aborde, des grands hommes que l'on juge et du grand esprit qui révèle sa puissance.
«Les chefs-d'oeuvre que les anciens nous avaient laissés dans presque tous les genres, avaient été oubliés pendant douze siècles.
Les principes des arts et des sciences étaient perdus, parce que le beau et le vrai, qui semblent se montrer de toutes parts aux hommes, ne les frappent guère à moins qu'ils ne soient avertis. Ce n'est pas que ces temps malheureux aient été plus stériles que d'autres en génies rares.
La nature est toujours la même ; mais que pouvaient faire ces grands hommes semés de loin en loin, comme ils le sont toujours, occupés d'objets différents et abandonnés sans culture à leurs lumières ? Les idées qu'on acquiert par la lecture et par la société sont le germe de presque toutes les découvertes.
«C'est un air que l'on respire sans y penser et auquel on doit la vie ; les hommes dont nous parlons étaient privés d'un tel secours.»
Celui qui inventa les roues et les pignons eût inventé les montres dans un autre siècle, et Gerbert au temps d'Archimède l'aurait peut-être égalé.
D'Alembert semble plus heureux qu'embarrassé de l'immensité de sa tâche.
Il trace avec ardeur et vivacité le tableau des progrès de la poésie.
Ses jugements parfois peuvent causer quelques surprises.
«Au lieu d'enrichir la langue française, on chercha d'abord à la défigurer. Ronsard en fit un jargon barbare, hérissé de grec et de latin ; mais heureusement il la rendit assez méconnaissable pour qu'elle devînt ridicule.»
D'Alembert n'aurait-il pas mieux fait de passer Ronsard sous silence, comme il a fait de Clément Marot ? Pour lui, comme pour Boileau, la poésie française commence à Malherbe.
Son admiration est sincère et l'inspire heureusement.
«Malherbe, nourri de la lecture des excellents poètes de l'antiquité, et prenant comme eux la nature pour modèle, répandit le premier dans notre poésie une harmonie et des beautés auparavant inconnues.
Balzac, aujourd'hui trop méprisé, donne à notre prose de la noblesse et du nombre. Les écrivains de Port-Royal continuèrent ce que Balzac avait commencé ; ils y ajoutèrent cette précision, cet heureux choix des termes et cette pureté qui ont conservé jusqu'à présent à la plupart de leurs ouvrages un air moderne et qui les distinguent d'un grand nombre de livres surannés écrits dans le même temps. Corneille, après avoir sacrifié pendant plusieurs années au mauvais goût dans la carrière dramatique, s'en affranchit enfin, découvrit par la force de son génie, bien plus que par la lecture, les lois du théâtre, et les exposa dans ses discours
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