D'Alembert
sait déjà, peut-il deviner, dans ce savant qui mérite bien de la science, le génie immortel que dans son enfance on nommait Archimède et dont la longue carrière a justifié ce glorieux surnom.
«Pascal, auteur d'un traité sur la cycloïde...»
Quelle que puisse être la suite, d'Alembert ici le prend de trop bas.
Mais, loin de réparer une maladresse irréparable, il ajoute avec une froide ironie :
«Génie immortel et sublime dont les talents ne pourraient être trop regrettés de la philosophie si la religion n'en avait pas profité.»
Ni Galilée, ni Huygens, ni Pascal ne sont traités suivant leur mérite.
La préface de d'Alembert fut beaucoup admirée. Les critiques les plus vives étaient entourées de louanges. On respectait même en le combattant le savant qui, déjà illustre, montrait dans un champ aussi vaste la profondeur de son esprit et la fermeté de son style.
«La préface que M. d'Alembert a mise à la tête de ce grand ouvrage est bien propre à prévenir en sa faveur ; c'est un morceau de génie où brille un savoir exquis revêtu de toutes les grâces du style. On y voit un esprit noble, élevé, vraiment philosophique, un discours nourri, pour ainsi dire, de réflexions lumineuses qui forment un texte serré et très délicat.»
Tel est le début de l'une des critiques les plus remarquées et les plus libres publiées sur l'Encyclopédie.
D'Alembert s'élève, dans un de ses écrits, contre le géomètre (on n'a jamais dit lequel) qui, en présence d'une belle oeuvre de l'esprit, demandait : «Qu'est-ce que cela prouve ?»
«Je me contenterais, ajoute-t-il, de demander qu'est-ce que cela apprend ?»
Cette question adressée à la préface de l'Encyclopédie resterait sans réponse.
L'Encyclopédie, plus encore que la préface, souleva de vives critiques.
L'oeuvre de tant de mains était fort inégale.
On citait beaucoup de questions faiblement traitées ; d'autres n'auraient pas dû l'être du tout. Le dictionnaire, en somme intéressant et utile, attirait surtout l'attention par le scepticisme philosophique qui y règne.
Voltaire, qui prévoyait les difficultés de cet immense programme, est à demi ironique, mais aussi à moitié sérieux, quand il termine par ces mots une lettre aux deux collaborateurs : «Adieu, Atlas et Hercule, qui portez le monde sur vos épaules. Tant que j'aurai un souffle dévie, je suis au service des illustres auteurs de l'Encyclopédie.»
Il envoie des articles de tous genres au bureau qui enrichit le genre humain.
Le genre humain ne pouvait s'enrichir en un jour. Le monument sans avenir s'élevait trop vite. D'Alembert le comparait à un habit d'arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe et beaucoup de haillons.
Le magnifique programme planait au-dessus des débris, mais les ennemis, acharnés et nombreux, ne voulaient et ne pouvaient voir que les détails : ils en signalaient d'étranges. Diderot y introduisait jusqu'à de longs articles extraits de la Cuisinière bourgeoise. L'article AGNEAU a trente-cinq lignes :
«Tout ce qui se mange de l'agneau est délicat. On met la tête et les pieds en potage, on les échaude, on les assaisonne avec le petit lard, le sel, le poivre, les clous de girofle et les fines herbes ; on frit la cervelle après l'avoir bien saupoudrée de mie de pain...»
Bonne ou mauvaise, et je la crois mauvaise, cette cuisine n'est pas à sa place.
L'article GENÈVE, écrit par d'Alembert, a plus qu'un autre attiré l'attention.
Le consistoire calviniste de la petite république y est loué d'accepter, sans l'avouer publiquement, un socinianisme parfait.
Les sociniens, personne ne l'ignorait alors, feignant d'être chrétiens, ne croient ni au paradis ni à l'enfer. Pour les orthodoxes, ils méritent le bûcher. En les tolérant-c'était l'opinion de Bossuet-, on franchirait toutes les bornes. Sociniens ou non, les pasteurs protestaient avec violence, et J.-J. Rousseau, sans se soucier du fond, qu'il déclarait ne pas connaître, combattit la prétention de faire sans leur aveu la confession publique de leurs sentiments secrets. La thèse était juste, l'argumentation facile, et Jean-Jacques se donna le plaisir de la développer dans quelques pages irréfutables. Mais la lettre célèbre adressée à d'Alembert traite une question beaucoup moins simple.
D'Alembert avait écrit :
«On ne souffre pas à Genève de comédie ; ce n'est pas qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on,
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