D'Alembert
mieux ?
Ce qui en reste, après cet adoucissement fait par la discrétion du prêteur, c'est que nous formons une secte qui a juré la ruine de toute société, de tout gouvernement et de toute morale. Cela est gaillard ; mais vous sentez, mon cher philosophe, que si on imprime aujourd'hui de pareilles choses, par ordre exprès de ceux qui ont l'autorité en main, ce n'est pas pour en rester là. Cela s'appelle amasser des fagots au septième volume pour nous jeter dans le feu au huitième. Nous n'avons plus de censeurs raisonnables à espérer, tels que nous en avions eu jusqu'à présent. M. de Malesherbes a reçu là-dessus les ordres les plus précis et en a donné de pareils aux censeurs qu'il a nommés. D'ailleurs, quand nous obtiendrions qu'ils fussent changés, nous n'y gagnerions rien ; nous conserverions alors le ton que nous avons pris, et l'orage recommencerait au huitième volume. Il faudrait donc quitter de nouveau, et cette comédie-là n'est pas bonne à jouer tous les six mois. Si vous connaissiez d'ailleurs M. de Malesherbes, si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance, vous seriez convaincu que nous ne saurions compter sur rien avec lui, même après les promesses les plus positives. Mon avis est donc, et je persiste, qu'il faut laisser là l'Encyclopédie et attendre un temps plus favorable (qui ne reviendra peut-être jamais) pour la continuer. S'il était possible qu'elle s'imprimât dans le pays étranger en continuant, comme de raison, à se faire à Paris, je reprendrais mon travail, mais le gouvernement n'y consentira jamais ; et, quand il le voudrait bien, est-il possible que l'ouvrage s'imprime à cent ou deux cents lieues des auteurs ?
«Pour toutes ces raisons, je persiste en ma thèse.»
Il laissa Diderot terminer sans lui le monument plus vaste que grand, plus vite oublié que les promesses auxquelles on continuait à croire.
D'Alembert a écrit en traçant son propre portrait :
«Impatient et colère jusqu'à la violence, tout ce qui le contrarie, tout ce qui le blesse, fait sur lui une impression vive, dont il n'est pas le maître.»
Ce jugement est confirmé par les détails d'une affaire peu connue, celle du jésuite Tolomas, membre de l'Académie de Lyon, poursuivi, sur des motifs qu'on jugera bien légers, par la colère de d'Alembert qui demande avec insistance à la Compagnie dont il était correspondant l'expulsion de celui qui l'avait, disait-il, offensé.
Le père Tolomas, professeur au collège de Lyon, à la rentrée des classes, le 30 novembre 1754, prononça un discours latin en présence du consulat et d'une assemblée nombreuse. Il avait pris pour sujet l'apologie du collège et des méthodes adoptées pour l'éducation et pour l'enseignement.
L'intention était évidente. Tolomas répondait à l'article Collège récemment paru dans l'Encyclopédie, dont l'auteur était d'Alembert.
L'attaque avait été vive, la réponse était de droit.
Un jeune homme, lisait-on dans l'Encyclopédie, après avoir passé dans un collège dix années qu'on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu'il a le mieux employé son temps, avec la connaissance très imparfaite d'une langue morte, avec des principes de rhétorique et des principes de philosophie qu'il doit tâcher d'oublier, souvent avec une corruption de moeurs dont l'altération de la santé est la moindre suite.
On écouta Tolomas avec bienveillance ; plus d'une allusion, quoique faite en latin, fut comprise et applaudie par l'élite de la société lyonnaise.
On savait alors les classiques par coeur. Quand le père Tolomas parla d'un auteur
Cui nec est pater nec res,
chacun se rappela un vers d'Horace et pensa à la naissance de d'Alembert.
D'Alembert écrivit pour s'en plaindre à la Société royale de Lyon. Sa lettre est du 30 janvier 1755. Il s'étonne de son silence et attend une justice publique. Le secrétaire perpétuel de la Société répondit le 22 février 1755 que la Société n'avait pas entendu le discours de l'un de ses collègues, ni ne l'a examiné ; que, prononcé au collège, ce qui s'y passe n'est pas de son ressort et que la seule satisfaction que la Société puisse lui donner est de lui assurer que sa lettre a été lue en assemblée générale, que l'académicien inculpé y était présent et a protesté de son innocence d'intention et de fait, puisque son discours ne contenait aucun trait qui puisse le regarder et qu'il offre, ce que la Société
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