Dans le nu de la vie
lesquelles glissent de minces pirogues noires. C’est là, prétendent les pêcheurs, au croisement des deux affluents sacrés du Nil Blanc, que se succédaient sous le règne des rois tutsis – au lendemain de la mort de l’un d’eux – la procession du Roi-Vivant, l’héritier, en marche sous le soleil ; puis la procession de la Momie, le roi défunt, sous la lune.
En milieu d’après-midi à Kibungo, lorsque tout le monde revient des champs, les femmes s’installent dans les jardins, décortiquent les haricots et surveillent bambins et marmites. Les hommes se dirigent d’un pas ferme vers le cabaret. Chez Francine, les occasions de commander des bières sont rares parce que la bière est chère. Les hommes les plus à l’aise achètent une bouteille d ’urwagwa, dans laquelle Francine plonge une tige de roseau. Ils boivent et font circuler la bouteille à la ronde, en même temps qu’ils font tourner les cigarettes. Les plus démunis vont boire à la gorgée, à même un bidon, derrière le comptoir, à l’aide d’une paille plus longue, sous les yeux bienveillants de Francine.
Plus tard, lorsque le jour s’assombrit, on entend le beuglement des vaches. Les bergers rentrent et se joignent aux buveurs ; parmi eux, Janvier Munyaneza, un jeune garçon. Janvier garde les vaches de son grand frère et celles d’un voisin, ce qui l’empêche de retourner à l’école. Lorsqu’il a parqué les bêtes et les a nettoyées de leurs tiques, il vient s’asseoir à son tour au comptoir. Il ne boit pas encore d’alcool et se laisse offrir avec un sourire gourmand un Fanta sucré. Il est d’une timidité bien rwandaise. Assis au sein d’un groupe d’enfants et adolescents, il regarde les adultes boire et raconter leurs histoires jusque tard dans la nuit. Ses yeux reflètent une mélancolie qui ne le quitte jamais et que confirme une voix taciturne dès ses premières paroles.
Janvier Munyaneza, 14 ans, berger Colline de Kiganna (Kibungo)
À l’école, je n’avais jamais entendu un reproche ethnique. On tapait dans le ballon sans anicroches entre nous, quand le temps nous offrait une petite permission. Le 10 avril, après la messe, des avoisinants hutus sont venus à notre maison près de la rivière, nous commander de nous éloigner, parce qu’ils voulaient l’accaparer, sans toutefois nous tuer. Nous sommes aussitôt montés à Kibungo, habiter chez le grand-père.
Le lendemain, les militaires sont arrivés ; mon oncle a tenté de s’esquiver ; ils l’ont abattu d’un coup de fusil près de la porte. Alors, nous nous sommes enfuis en direction de l’église de N’tarama : papa, maman, mes huit frères et sœurs, grand-père et grand-mère. Les interahamwe ont rôdé dans le petit bois autour de l’église pendant trois ou quatre jours. Un matin, ils sont entrés en groupe, derrière des militaires et des policiers communaux. Ils se sont mis à courir et ils ont commencé à hacher les gens, dehors et dedans. Ceux qui étaient massacrés mouraient sans rien dire. On n’entendait que le brouhaha des attaques, on était presque paralysés, au milieu des machettes et des cris des assaillants. On était déjà presque morts avant le coup fatal.
Ma première sœur a demandé à un Hutu de connaissance de la tuer sans souffrance. Il a dit oui, il l’a tirée par le bras sur l’herbe et il l’a frappée d’un seul coup de massue. Mais un voisin direct, surnommé Hakizma, a crié qu’elle était enceinte. Il lui a déchiré le ventre d’un trait de couteau, pour l’ouvrir comme un sac. Voilà ce que des yeux ont vu sans se tromper.
Je me suis faufilé entre les cadavres. Malheureusement, un garçon a réussi à me toucher avec sa barre. J’ai chuté sur les cadavres, je n’ai plus bougé, j’ai fait des yeux de mort. À un moment, j’ai senti que j’étais soulevé et jeté, et d’autres personnes me sont tombées dessus. Quand j’ai entendu les chefs interahamwe qui sifflaient pour donner l’ordre du départ, j’étais complètement recouvert de morts.
C’est vers le soir que des Tutsis vaillants du secteur, qui s’étaient éparpillés dans la brousse, sont revenus dans l’église. Papa et mon grand frère nous ont dégagés du tas, moi et ma dernière sœur, très ensanglantée, qui est morte un peu plus tard à Cyugaro. Dans l’école, les gens mettaient des herbes de pansements sur les blessés. Au matin, ils ont pris la décision de se réfugier
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