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Dans le nu de la vie

Dans le nu de la vie

Titel: Dans le nu de la vie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Hatzfeld
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dans les marais, les tueurs travaillaient en colonnes, on ne distinguait presque jamais leurs traits sous nos feuillages. Moi, en tout cas, je n’arrive plus à imaginer des visages reconnaissables. Même celui de l’assassin de ma sœur, je l’ai oublié. Je crois que la haine se gâche face à une foule d’inconnus, c’est le contraire pour la peur. En quelque sorte, c’est ce que je ressens.
    Si j’essaie de trouver une réponse à ces hécatombes, si j’essaie de savoir pourquoi nous devions être coupés, mon esprit s’en trouve malmené ; et j’hésite sur tout ce qui m’entoure. Je ne saisirai jamais la pensée des cohabitants hutus. Même celle des cohabitants qui ne cognaient pas directement mais qui ne disaient rien. Ces gens voulaient accélérer notre mort pour accaparer le tout. Je ne vois que la gourmandise et la force comme racines de ce mal.
    Je ne comprends pas pourquoi nous sommes une ethnie maudite. Si je n’étais pas bloqué face à un obstacle de pauvreté, je voyagerais loin d’ici. Dans un pays où j’irais à l’école toute la semaine, où je jouerais au foot dans un pré cultivé et où plus personne ne voudrait me soupçonner et me tuer.

Des cornes en forme de lyre
    Dans le Bugesera, il est impensable de photographier une vache sans de sérieuses palabres avec son propriétaire et sans un cadeau à son berger. Les vaches sont pourtant omniprésentes, dans les taillis, dans les forêts, sur les aires de jeu et les pelouses d’écoles, entre les jardins et les potagers, en pleine rue. Mais, au Rwanda, elle est beaucoup plus que du bétail. « La vache est le don suprême », dit l’un des innombrables dictons.
    Une vache est une offrande sentimentale, un geste d’amitié ; ou un prêt, une récompense, un pot-de-vin, une dot, un investissement de plusieurs familles pour le lait de leurs enfants. Deux vaches forment un troupeau. Au-delà, on ne prononce plus de chiffres à haute voix, parce que ça porte malheur. Souvent les éleveurs regroupent cinq, vingt, trente bêtes, derrière un seul berger déguenillé, pour les protéger des regards envieux.
    La vache rwandaise est de race ankolé, nom d’une région d’Ouganda où elle a fait une longue escale. Elle serait descendue du Haut-Tibet, aurait traversé la Perse, l’Abyssinie, d’où elle se serait dispersée vers la région des Grands Lacs, puis le Sénégal et l’Afrique du Sud. Des historiens européens datent leur entrée au Rwanda de la fin du XII e  siècle. Les tribus des nomades Hamites, ancêtres des Tutsis, auraient poussé de gigantesques troupeaux dans les vallonnements et se seraient installées sur les sommets, d’où ils auraient dominé les Hutus, dans leurs champs en contrebas, et les pygmées Twa dans leurs forêts. Cette thèse était reprise par les théoriciens du génocide pour tenter de légitimer l’élimination des Tutsis et la décimation des troupeaux. Mais, outre sa déviation idéologique, elle est contestée par de plus en plus d’historiens africains et européens. Des fresques rupestres, sur de nombreux sites préhistoriques de la région des Grands Lacs (contemporaines des fresques mésopotamiennes), attestent en effet de la préexistence des vaches et de leurs éleveurs sur les grandes migrations bantoues et soudanaises du début de l’ère chrétienne.
    L’ankolé est de taille moyenne, fine et musclée. Une légère bosse cervicale l’apparente au zébu. Son pelage est le plus souvent fauve uni, ou tache-tache gris, noir ou brun et blanc. Elle se distingue par de splendides cornes en forme de lyre, puissantes et effilées. Depuis des siècles d’ailleurs, l’unique critère de sélection et de croisement est la beauté des cornes de l’animal. Au grand dam des vétérinaires, qui tentent sans succès de prôner des croisements avec des spécimens européens et des méthodes d’alimentation énergétique.
    Mi-domestique, mi-sauvage, l’ankolé n’est ni une bonne laitière ni une bête à viande. On mange d’ailleurs rarement de la vache dans le Bugesera, et quand l’occasion se présente on la regrette, tant les morceaux sont coriaces et tendineux, à l’inverse des délicieuses brochettes de chèvre, grillant aux coins de rues. Les éleveurs rwandais rechignent à tuer ou à abâtardir leurs bêtes. « Une seule vache vous donne autant d’obligations qu’un troupeau, et plus qu’une fille », dit un autre dicton. Les éleveurs aiment les montrer, les

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