Dans le nu de la vie
pleure en moi-même, de chagrin et d’humiliation.
La colline de Kibungo
À Kibungo, Francine, épouse du premier conseiller communal, Théophile Mpilimba, tient le cabaret-comptoir du village, si modeste qu’il n’est signalé par aucune enseigne, dans une maisonnette mitoyenne de son domicile. Les murs sont de torchis, le sol est de terre battue, la fenêtre minuscule. Au fond, des casiers de bouteilles de bière Primus disputent la place aux sacs de pommes de terre ou de haricots et aux bouteilles d’huile. Des bancs longent les murs sur lesquels viennent s’asseoir les clients quand il pleut. Des tabourets les attendent sur le pas de la porte par beau temps. La boisson ordinaire est l’ urwagwa, un vin de banane âpre et fort, ou l’ ikigage, un vin de sorgho – moins « goûteux » –, dont les récipients sont alignés derrière le comptoir.
Le vin de banane se fabrique sans alambic en suivant une recette ancestrale. Elle consiste à enterrer des bananes pendant trois jours dans une fosse pour les blettir, ensuite en presser le jus, le mélanger avec de la farine de sorgho, qui active la fermentation, attendre quatre jours l’alcoolisation d’une boisson entre vin doux et marc. Il se boit impérativement dans la semaine qui suit, avant une inéluctable aigreur. Autrefois, l’ urwagwa de Kibungo était le plus fameux de la région. Autrefois, la colline de Kibungo était, grâce aux terres limoneuses le long de la rivière, l’une des plus fertiles. C’était avant le génocide, le coteau se partageait entre un versant de maisons de Tutsis, dont les troupeaux abondaient sur les pâturages jusque dans la vallée, et un versant de maisons de Hutus, qui produisaient l’essentiel de l’alcool et des récoltes de haricots. Aujourd’hui, les terres ont perdu les deux tiers de leurs hommes, l’alcool manque souvent chez Francine, le bétail est clairsemé entre les arbustes.
Le village s’étire sur un méplat, au sommet de la colline. À l’entrée, les bâtiments en briques d’une petite église, des écoles, de la mairie, entourent de majestueux umuniyinya, à l’ombre desquels les gens sont appelés à s’asseoir lors des assemblées publiques ou des réunions d’informations civiques. Autour du village, d’autres umuniyinya sont beaucoup plus fréquentés par des cercles de dormeurs.
Sur l’esplanade, entre les habitations, une nuée de gamins footballeurs disputent l’herbage aux chèvres, pour taper dans une boule de mousse à matelas serrée de ficelles. Aucun chien ne traîne dans les jardins, tous étant morts ou ayant déguerpi en meutes depuis la guerre, et peu de poules, proies des chats sauvages. À la sortie du village, le chemin descend vers la rivière, croise des enclos à vaches, construits de troncs d’arbres reliés de lianes, aborde des hameaux hutus, dont les habitants, hormis les gamins, ne fréquentent plus le village, sauf pour vendre leur urwagwa.
Denise, une jeune femme hutue, âgée de dix-huit ans, vit dans une maison près de la rivière, avec sa sœur Jacqueline, deux petits frères et sœurs et son bébé. Ses parents et ses quatre grands frères ne sont jamais revenus de leur exode au Congo. Denise se montre très hospitalière et prévenante. Elle raconte son adolescence heureuse sur la colline, la chorale, les fêtes à l’école, les garçons. Elle évoque la mélancolie de son existence d’aujourd’hui, comment elle est devenue le « deuxième bureau » d’un cultivateur plus riche, père de son bébé, qui vit deux cents mètres plus bas, faute d’espérer désormais rencontrer un vrai mari. Elle envoie les enfants à l’école communale sans les accompagner au village, se rend à travers la forêt chaque semaine au marché de Nyamata vendre les poissons.
Du terre-plein de sa maison, on admire un panorama de cimes boisées et, en creux, l’étendue verdoyante des marais Nyamwiza, lieux de refuges évoqués par Jeannette et Francine. Malgré cette évidente proximité, elle prétend qu’elle n’a rien vu ni entendu pendant les massacres, qu’elle ne sait plus où se trouvait sa famille en avril 1994, n’a reçu aucune nouvelle d’exil. Elle se mure dans un silence au seul mot de génocide. Toutes ses voisines hutues réagissent de même.
Dans le prolongement de son champ de manioc, le chemin plonge et se termine sur l’Akonakamashyoza, un îlot de roseaux mythologique où se rencontrent le Nyabarongo et l’Akanyaru, sur
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