Dans le nu de la vie
début. On a juste des maladies sur nous et on ne peut pas les déposer. Même des vêtements, on n’en a plus. » Moi, je portais juste une culotte déchirée sur moi, la même culotte depuis le premier jour.
On a laissé les plus mal portants à l’ombre, afin de les reprendre plus tard à bord de véhicules. On a été escortés jusqu’à Nyamata, on a attendu quelques jours, puis je suis retourné avec mon grand frère sur notre parcelle de Kiganna. Puisque la maison parentale était écroulée, on s’est installés ici, à Kibungo, chez le grand-père qui avait été tué pendant tout ce temps. De toute façon, c’était un trop lourd fardeau de vivre au bord de la rivière où on avait été heureux en famille.
Papa avait vingt-quatre vaches et cinq chèvres. On a rattrapé trois vaches dans la brousse, grâce à leurs tâches de couleurs remarquables. Je vis maintenant avec mon grand frère, Vincent Yambabaliye. Je lui prépare son écuelle le matin et le soir, je garde nos vaches et trois autres appartenant à des avoisinants, dans les arbustes, pendant qu’il cultive la parcelle. Je n’aime pas descendre dans la vallée, car je crains que les vaches ne se baladent dans les troupeaux des commerçants de Nyamata. On n’a plus assez de vaches pour les rassembler autour d’un berger payant. C’est ça qui stoppe mon retour à l’enseignement, et c’est une forte peine quotidienne.
À Kibungo, je me suis ramené à la vie raisonnablement, mais le chagrin d’avoir perdu ma famille survient toujours à l’improviste. Je mène une vie trop désolée. Je crains les frémissements dans les taillis en compagnie des vaches. Je voudrais retourner sur le banc et recommencer une existence scolaire où je pourrais entrevoir un avenir.
À Kibungo, je vois bien que la vie est cassée dès le soir. Beaucoup d’hommes attendent impatiemment de boire l’ urwagwa ou la Primus. L’ urwagwa, c’est notre vin de banane. Ils boivent, et ils ne pensent plus à rien d’intéressant, ils disent des étourderies, ou ils se taisent complètement. Comme s’ils voulaient seulement boire à la place de ceux qui ont été tués et qui ne peuvent plus boire leur part avec eux, et que, surtout, personne ne veut oublier.
Le génocide à Kibungo, on n’en oubliera pas une bribe de vérité, parce qu’on partage nos souvenirs. Le soir on parle souvent de ça, on se répète des détails et on cherche des précisions. Certains jours, on évoque les moments les plus terribles, des interahamwe menaçants ; certains jours, on évoque les moments plus calmes, quand ils avaient pris congé de notre côté du marais. On se lance quelques moqueries humoristiques et aussitôt après on reprend les scènes les plus pénibles.
Toutefois, à cause du temps, je sens bien que ma mémoire trie mes souvenirs comme elle veut, sans que je puisse contrebalancer ; pareil pour les collègues. Certains épisodes sont très racontés, alors ils grossissent grâce à tous les ajouts des uns et des autres. Ils se maintiennent transparents si je puis dire, comme s’ils s’étaient déroulés hier ou à peine l’année dernière. D’autres épisodes sont délaissés et ils s’obscurcissent comme dans un songe. Je dirais que certains souvenirs sont perfectionnés, et d’autres sont négligés. Mais je sais que nous nous rappelons mieux maintenant qu’auparavant ce qui nous est arrivé à nous-mêmes. Nous ne sommes plus intéressés à inventer, ou à exagérer ou à cacher comme à la libération, parce que nous ne sommes plus embrouillés par la peur des machettes. Nombre de personnes sont moins effrayées ou moins gênées de ce qu’elles ont vécu. Parfois on se raconte de trop, et je prends peur lorsque je m’allonge dans mon lit.
Quand je passe devant l’église de N’tarama, je détourne les yeux le long des grillages, j’évite la cabane du Mémorial. Je ne veux pas regarder les rangées de crânes sans noms qui sont peut-être ceux de ma famille. Quelquefois, je descends au bord du marais, je m’assieds sur une touffe d’herbage et j’observe les papyrus. Alors, je revois les interahamwe qui coupaient avec les machettes ce qu’ils trouvaient dans la journée. Ça éveille en moi une tristesse et une menace, mais pas de haine.
Pour ressentir de la haine, il faut pouvoir la pointer sur des visages et des noms en particulier ; par exemple ceux qu’on a reconnus quand ils tuaient, il faut les maudire en personne. Mais
Weitere Kostenlose Bücher