Dans le nu de la vie
dans les marais. Ça s’est répété tous les jours, pendant un mois.
On descendait très tôt. Les petits se cachaient les premiers, les grands faisaient les sentinelles et dialoguaient sur ce qui nous accablait. Quand les Hutus arrivaient, ils se cachaient les derniers. Ensuite, ça tuait toute la journée. Au début, les Hutus rusaient entre les papyrus, ils disaient par exemple : « Je t’ai reconnu, tu peux sortir », et les plus innocents se levaient et ils étaient massacrés debout. Ou les Hutus se guidaient grâce aux petits cris des petits enfants, qui ne supportaient plus la boue.
Quand ils trouvaient des riches, ils les emmenaient pour qu’ils montrent où ils avaient caché leur argent. Quelquefois, les tueurs attendaient d’avoir attrapé un grand groupe pour les couper ensemble. Ou d’avoir rassemblé une famille entière pour les couper les uns devant les autres, et cela faisait une large étendue de sang dans le marigot. Ceux qui restaient vivants allaient reconnaître ceux qui avaient été malheureux, en regardant les corps dans les flaques.
Le soir, les gens se regroupaient par connaissances à Cyugaro. Les avoisinants entre eux, les jeunes entre eux… Au début, des petits groupes s’assemblaient pour prier. Même des gens qui n’avaient pas une longue habitude des prières auparavant, ça semblait les soulager de croire tout de même en un petit quelque chose invisible. Mais, par après, ils perdaient la force ou la croyance, ou ils oubliaient simplement, et plus personne ne s’occupait plus de ça.
Les vieillards aimaient se retrouver à l’écart pour discuter de ce qui arrivait. Il y avait des jeunes gens qui allaient leur porter des petites quantités suffisantes de nourriture. Mais certaines vieilles personnes n’avaient plus d’enfants pour les servir. Tous les soirs, ils ressentaient une dégradation grandissante, parce qu’ils n’avaient plus assez de forces pour creuser la terre et pour se débrouiller. Au vu de leur grand âge, ils se respectaient trop pour quémander. Alors, un soir, ils disaient : « Bon, maintenant je ne suis bon à rien, demain je ne vais pas me déplacer dans le marais. » C’est ainsi que beaucoup se sont laissés périr, assis au petit jour contre un arbre, sans lutter jusqu’à la fin de leur vieillesse.
Certains soirs, quand les malfaiteurs n’avaient pas trop tué dans la journée, on s’assemblait autour du feu de braises pour manger du cuit ; les autres soirs, on était trop découragé. Au marais, le lendemain à l’aube, on retrouvait le même sang dans la boue. Les cadavres qui se gâtaient à la même place. Les malfaiteurs préféraient tuer le plus de monde possible sans prendre la peine d’enterrer ; ils devaient penser que le temps serait tout à eux par la suite, ou qu’ils n’étaient pas chargés de cette puante corvée puisqu’ils avaient déjà travaillé. Ils pensaient aussi que ces cadavres salis dans la boue allaient nous décourager de nous dissimuler. Nous, on essayait bien d’enterrer quelques morts apparentés, mais c’était rarement possible, faute de tranquillité. Même les catégories d’animaux capables de les manger s’étaient enfuis à cause du brouhaha des tueries.
Ces cadavres nous offensaient l’esprit d’une telle façon que, même entre nous, on n’osait pas en parler. Ils nous montraient trop crûment comment se terminerait notre vie. J’essaie de dire que leur pourriture rendait notre mort plus barbare. Raison pour laquelle, le matin, notre dernière volonté était simplement d’atteindre encore une fois la fin de l’après-midi.
Quand les inkotanyi sont descendus aux marais, pour nous dire que les massacres étaient finis, qu’on serait vivants, on n’a pas voulu les croire. Même les plus affaiblis refusaient de sortir des papyrus. Les inkotanyi ont rebroussé chemin sans mot dire. Ils sont revenus avec un garçon de N’tarama. Il s’est mis à crier : « C’est la vérité. Ce sont les inkotanyi, c’est le FPR. Les interahamwe décampent en débandade. Sortez, vous ne serez plus tués. » On s’est relevés. On s’est vus debout, tous en plein après-midi, pour la première fois depuis un mois.
Au rassemblement, un militaire nous a expliqué en swahili : « Maintenant vous êtes sauvés, vous devez déposer ici les machettes et les couteaux. Vous n’en aurez plus besoin. » Un de chez nous a répondu : « Des machettes, on n’en a plus depuis le
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