Délivrez-nous du mal
noire. Ces vêtements usés, poussiéreux et boueux, son extrême maigreur prouvaient qu’il voyageait depuis des jours.
Renversé sur le flanc, il suait, grelottait, marmonnait des phrases incompréhensibles. Le chasseur l’aida à se relever et le ramena péniblement vers le sentier.
Le vieillard traînait une longue pièce de toile sur laquelle reposaient son arc, son carquois et la dépouille d’un faon qu’il avait abattu. Il camoufla son gibier sous la neige et étendit le blessé à sa place, puis tira le fardeau en direction du hameau ; la toile, enduite de suif de mouton, glissait difficilement.
Il lui fallut une demi-heure avant de voir paraître les premiers toits de Viska.
Les masures étaient en pierre, enterrées à moitié et coiffées de tourbe. Ramassées les unes sur les autres, elles formaient un cercle sur une petite aire dégagée en pleine forêt. Des cabanons installés dans les arbres et reliés par des chemins de cordage servaient aux villageois pour abattre ou disperser les meutes de loups qui rôdaient.
L’homme fut alité sous le toit du vieux chasseur qui se nommait Marek, et de son épouse, Svatava. Ils lui ôtèrent ses vêtements trempés et le recouvrirent d’un drap rugueux et de peaux de bêtes.
L’arrivée de l’inconnu provoqua l’émoi des villageois. Ils sortirent de chez eux les uns après les autres, certains curieux, d’autres préoccupés, d’autres voulant se rendre utiles pour lui sauver la vie.
Bien qu’il fût couché près du feu, l’homme ne cessait de frissonner.
Était-il malade ? Contagieux ?
La question posée, on n’osa plus le toucher.
Était-ce un voleur ?
Il n’emportait rien sur lui.
Un vagabond ?
Il n’était pas armé.
Fallait-il prévenir le bailli châtelain ou quérir l’aide du prêtre qui officiait dans la paroisse voisine ?
Dans l’assistance, les moins timorés accomplissaient des signes de croix, d’autres des signes de cornes. L’un d’eux estima qu’on devait rendre l’inconnu à la forêt et ne plus s’en soucier.
Svatava, d’un commun accord avec l’ensemble des villageoises, décida de s’en remettre à Gàta, la géomancienne, seule capable de contrecarrer rapidement les effets du froid sur le malade.
Un jeune homme partit dans les bois pour l’avertir.
Moins d’une heure plus tard, une femme sans âge dont les longs cheveux argentés se déversaient jusqu’au pli de l’aine, vêtue d’une cape en crin noir, arriva à Viska.
Tout le hameau se pressait à l’intérieur et à l’extérieur de la maison de Marek et de Svatava. On s’écarta pour laisser pénétrer la sorcière.
Elle alla au blessé, l’observa, puis, les yeux mi-clos, fit planer ses mains sur son front humide, les paumes tournées vers le ciel.
Elle dit enfin :
— Des années lui sont encore accordées…
Tout de suite le soulagement se lut sur les visages de la quinzaine de personnes qui encombraient la pièce. Ils savaient ce que Gàta entendait par cette mystérieuse affirmation : bien des fois, elle leur avait expliqué qu’hommes et femmes détenaient chacun un nombre spécifique d’années de vie prescrit par Dieu. S’ils mouraient avant leur heure, par accident ou victimes d’un crime, leurs esprits, prématurément libérés de l’enveloppe charnelle, continueraient de rôder sur la terre jusqu’au terme de leur temps. Gàta définissait ainsi l’indiscutable existence des revenants. À plusieurs reprises, elle avait refusé de soigner des personnes sous prétexte que leur durée avait été consumée et que leur mort n’était pas néfaste. Parfois même des petits enfants.
Mais ce n’était pas le cas aujourd’hui, et la population se réjouissait de la voir à l’œuvre.
Elle fit monter la température, lança des poignées de simples odorants dans les flammes du foyer, mit le torse de l’homme à nu puis y déposa des galets d’ambre, de quartz et d’obsidienne qu’elle tira d’une sacoche pendue à son épaule. Elle se mit à formuler des incantations dont pas un des Moraves présents ne pouvait déchiffrer le sens.
Les témoins, qui pressentaient que le Christ n’était pas convié par l’enchanteresse dans sa cérémonie occulte, multipliaient les signes de croix préventifs.
Gàta sortit encore de sa sacoche une cassolette de parfum qu’elle alluma sous le lit du blessé. Une mince fumée blonde s’éleva lentement pour l’envelopper et rester en suspens dans la douce
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