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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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oubliée recouvrit tout le magasin d’une uniforme couche de
suie. Au matin, l’espace était envahi de fines particules noires en suspension
qui flottaient, légères comme une nuée de moucherons au bord d’un étang,
tourbillonnaient d’autant plus qu’on s’approchait de la lampe, et rendaient
l’air irrespirable. On s’en gavait le nez et la gorge. Il suffisait
d’entrebâiller la porte pour se faire la tête d’un ramoneur. Maman dut
s’équiper de pied en cap, s’emmitoufler d’un vieux pardessus, avant de
s’enfoncer bottée, gantée, encapuchonnée, dans le nuage de cendres, et
d’extraire la lampe coupable qui continua longtemps de cracher son panache de
fumée sur le trottoir. Quand peu à peu les particules se furent déposées, qu’on
y vit, manière de dire, plus clair, maman fit l’aveu que les bras lui en
tombaient, et puis qu’elle rêvait – mais peut-être que non. Le spectacle était
désolant : vision post-atomique comparable à ce que les futurologues nous
prédisent quand les incendies allumés par le feu nucléaire recouvriront la
terre d’un enduit grisâtre. D’une portée moindre, mais aussi efficace, nous
venions d’expérimenter la bombe à pétrole. Les étagères qui supportaient les
coupes de céramique aux couleurs éclatantes, orange, vert ou jaune citron,
celles où s’empilait la porcelaine blanche sertie, sur certains modèles, d’un
liseré d’or, la console qui alignait les services de verres en cristal
délicatement taillé, le rayon des marmites émaillées rouges, tout avait viré à
l’anthracite, comme si l’ensemble du magasin avait été immergé dans un bain de
goudron. Monde monochrome que nous colportions sous nos semelles, car, en dépit
de nos précautions, on ne pouvait éviter d’en mettre partout. On avait beau s’essuyer
cent fois les pieds sur les paillassons, le linoléum conservait les empreintes
de nos va-et-vient comme autant de pas de danse d’une chorégraphie alambiquée.
Et comme il fallait bien malgré tout sortir pour les courses, on nous faisait
remarquer au retour : vous êtes allés à la boucherie, non ? Bien sûr.
Ce n’était pas sorcier à deviner. Il n’y avait qu’à suivre les traces.
    On ne savait par quel bout commencer. Le premier coup
d’éponge fut donc donné au hasard, sur un coin d’étagère, et il ajouta au
découragement : la suie délayée en une boue charbonneuse s’étalait sous la
vaisselle, s’incrustait plus profondément dans les rainures du bois,
déclenchait une mini-marée noire qui dégoulinait le long des portes des
placards en dessinant une carte du Tendre où toutes les branches du fleuve
conduisaient à Désespérance. Quant à l’éponge, après deux passages
envers-endroit, elle était bonne à jeter.
    Par chance, nous étions un samedi, papa, qui était
représentant de commerce, allait bientôt rentrer de sa tournée hebdomadaire.
Les curieux venus constater l’étendue du désastre en hochant la tête d’un air
compatissant avaient tous conclu de la même façon : ne rien faire avant le
retour de Joseph. Joseph saurait. Peut-être en raison des épreuves que la vie
lui avait réservées, on s’accordait à lui reconnaître dans l’adversité une
efficacité supérieure. Ce qui était vrai. Nous étions les premiers à en
bénéficier. Par exemple, s’il arrivait à la voiture de tomber en panne à deux
heures du matin sur une route déserte de campagne, on ne pensait même pas à
s’inquiéter. Dans de telles circonstances, d’autres s’affolent, verrouillent
les portières et bivouaquent recroquevillés sur les sièges en attendant le
petit jour et le passage d’un tracteur. Nous, on était sûrs qu’il trouverait la
solution. Il soulevait le capot de la 403, projetait le rayon de sa lampe de
poche sur le moteur, se penchait, rejetait sa cravate dans le dos, testait
quelques pièces, et avec un bout de fil de fer et un bas de maman réalisait un
pansement de fortune qui nous permettait d’arriver à bon port. Il tirait une
fierté légitime de ses rafistolages et de ses dons d’improvisation. Son côté
Léonard – le sens esthétique en moins. Il avait ainsi inventé de chauffer la
grande chambre donnant sur la rue en la faisant traverser par le tuyau du poêle
du magasin situé au-dessous. L’idée lui en était venue à la lecture d’un
article d’« Historia » (comme souvent les autodidactes, il était féru
d’histoire et de vieilles pierres)

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