Des hommes illustres
personne,
elle le sentait bien. Alors, ébranlée par la puissance des faits, plus sûrement
pour soutenir les membres en détresse de son club occulte, elle avait
prématurément fermé son épicerie, fourré dans un cabas une blouse et une paire
de vieux sabots de bois à sangles de cuir, et, bravant le regard de ceux qui
interprétaient déjà son geste solidaire comme l’aveu de sa culpabilité, elle
avait proposé son aide au groupe des femmes attelées à la monstrueuse vaisselle.
Pendant ce temps, les hommes lessivaient le magasin du sol
au plafond. Le grand Joseph montrait l’exemple, répartissant les tâches et
annonçant les pauses quand les bras se faisaient lourds. « Pas de
refus », disaient les travailleurs à qui on tendait un verre, et ce
contentement qu’ils affichaient après la première gorgée, c’était le signe que
la gorge était sèche et le verre mérité. Avant dix heures, la première couche
de peinture était donnée. Les murs et les étagères présentaient une teinte
ivoire qui ne correspondait pas tout à fait à celle qu’indiquait la pastille
sur le couvercle des pots, mais les fabricants n’étaient pas en cause. C’était
un mélange inédit : il suffisait de regarder le visage des ouvriers à la
sortie, tavelé de gouttes crème et de noir de fumée. Sur une proposition de
maman, certains acceptèrent de prendre une douche, d’autres se contentèrent de
plonger leurs puissants avant-bras dans une bassine et de se savonner
vigoureusement. Pas assez cependant, à en juger par la couleur des torchons
avec lesquels ils s’essuyaient les mains en poursuivant la conversation. Sous
l’effet de cette teinture naturelle, les cheveux blancs de papa avaient foncé.
Mais cette cure de jouvence semblait l’avoir au contraire fatigué. Il mit sur
le compte des vapeurs de térébenthine que la tête lui tournât, et, portant la
main au bas des reins, dans un geste qui commençait à nous devenir familier,
cambra discrètement le dos en essayant de dissimuler la douleur sur son visage.
Après un dernier verre – liqueur, café, ou tisane pour les
femmes –, il remercia un à un chaque bénévole, sans en rajouter ni jurer qu’ils
lui avaient sauvé la vie, les accompagnant jusqu’au dernier sur le trottoir,
prêtant même une lampe de poche à la vieille Maryvonne alors que les lampadaires
de la place venaient à minuit de s’éteindre.
Le lundi, le magasin rouvrait. Il y eut affluence comme aux
fêtes de fin d’année.
Il avait la passion des vieilles pierres. Ce qui veut dire
que, bien qu’elle batte à deux pas, il nous a peu emmenés voir la mer. La mer,
pour l’ancienneté, ne craint personne, elle était déjà là aux premiers matins
du monde. Mais ce côté fuyant, cette eau qui dort au-dessus des gouffres, cette
vague qui va et vient sans se décider vraiment, cette marée qui se retire et
revient six heures plus tard reprendre comme un voleur le morceau de plage
qu’elle vous a donné – la mer ne correspond en rien à notre père. Lui, on le
rangeait spontanément dans la catégorie des solides. On devinait que les
pierres avaient à ses yeux la qualité de l’homme estimable, qui protège, bâtit
et ne plie pas. Il était devant un chaos rocheux, un menhir ou un mur savamment
appareillé comme devant un arbre généalogique. Par cette parenté monolithique
il se sentait de la famille. Au lieu que l’eau coule, oublieuse de sa source,
manque à sa parole donnée, engloutit, efface les traces, inonde, oxyde,
détériore, l’eau ne supporte rien – ou alors, tel hiver un peu rude, le pas
alternatif et balancé d’un patineur sur un lac gelé. Peut-être dans ces
conditions eût-il aimé la banquise, cette mer tangible, maîtrisée, qui
emprisonne dans ses strates de neige accumulée au fil des siècles des piles
d’annales fossiles – mais la dernière glaciation remonte à trop longtemps en
Loire-Inférieure.
Il n’y avait pas de voyage sans une pierre au bout. Les
châteaux bien sûr, mais ceux de la Loire, bien qu’aucun ne manquât à notre
tableau, nous intéressaient moins : trop beaux, trop propres, trop cossus,
trop bourgeois – décors de princesse au petit pois pour intrigues d’alcôve. Et
puis, la douceur angevine s’entend à ménager le calcaire et le tuffeau. A
climat tendre, pierre tendre. Papa avait ce type de rigueur qui s’accommode
plutôt du granit. Alors, les longs week-ends de Pâques ou de la Pentecôte, on
partait
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