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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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et
tapait du pied sur le trottoir en face. Comme aucun client ne se présentait, il
poussa la porte d’entrée, qui fit cliqueter la suspension de petites barres de
cuivre au-dessus de sa tête. Une chaude odeur d’étoffes aussitôt l’envahit, qui
le consola de son vagabondage nocturne. La lucarne vitrée d’un poêle projetait
une lueur orangée tremblotante sur le parquet. Il détaillait sur les étagères
les empilements de pièces de tissu enroulées à plat autour d’une planche,
admirait en connaisseur le long comptoir ouvragé sur lequel reposait un mètre
de bois à section carrée, quand, venant du fond du magasin, il reconnut, à sa
démarche un peu chaloupée correspondant au signalement qu’on lui en avait
donné, madame Burgaud. « Monsieur, que puis-je pour vous ? »
demanda-t-elle, soupçonneuse, en se tenant à distance de ce grand jeune homme qui
empestait le foin. Beaucoup, mais il jugea plus correct de d’abord se
présenter : sans doute était-elle au courant, il venait de la part de sa
fille Marthe et de son gendre Etienne, lesquels s’étaient installés, jeunes
mariés, à Random, quelques années avant la guerre, pour y reprendre une affaire
de grains.
    C’est Etienne, à qui il s’était confié après avoir reçu sa
convocation, qui lui avait conseillé Riancé. Pour la meilleure des
raisons : on n’y croisait pas un seul Allemand. Et puis, autre avantage en
ces temps de pénurie, le bourg, entouré de forêts d’autant plus giboyeuses que
la chasse était interdite, bénéficiait d’extras tout à fait princiers. Le
braconnage battait son plein et il n’était pas rare, certains dimanches, qu’on
servît du chevreuil à la table des Burgaud. Depuis que la vie à Random était
devenue trop difficile, Etienne y avait d’ailleurs envoyé sa femme et leurs
trois enfants. La maison de ses beaux-parents était accueillante. Alphonse
Burgaud, qui connaissait tous les paysans de la région pour leur avoir un jour
ou l’autre – à l’occasion d’un deuil ou d’un mariage – taillé des costumes,
saurait bien dénicher une ferme qui accepterait d’héberger le fugitif.
    Madame Burgaud demanda au grand jeune homme de la suivre et
le fit passer dans le salon-salle à manger, l’engageant à s’installer en dépit
de ses craintes que cette tenace odeur de foin ne contaminât son fauteuil, le
temps pour elle de prévenir son mari. La pièce, à laquelle on accédait par
trois marches décorées de mosaïque, occupait une aile récemment surajoutée à la
maison. Eclairée par de larges baies vitrées en angle, elle donnait sur un
petit parc où sautillait en toute liberté une chèvre minuscule. Revenue à
l’improviste, madame Burgaud devança la question supposée du jeune homme qui
regardait pensivement à la fenêtre, et, désignant l’animal : « Avec
son sens très particulier des affaires, mon mari nous fera tous devenir
chèvres. »
    Comme les paysans manquaient de liquidités, l’argent ne
tombant traditionnellement qu’à la fin des moissons – et un costume parfois
n’avait pas la patience d’attendre –, Alphonse Burgaud acceptait sans discuter
la valeur du troc ce qu’on lui offrait en échange de son ouvrage. Une chèvre
pour les gros travaux, du beurre et des œufs pour les plus modestes, voire
« Vous me réglerez une prochaine fois » si ses débiteurs étaient trop
démunis. Le premier chevreau d’une longue et déjà ancienne lignée finit sur la
table. Quand les trois petites filles de la maison, à qui l’on avait caché la
vérité, reconnurent dans ces morceaux rôtis leur compagnon de jeu des dernières
semaines inexplicablement disparu, elles commencèrent à renifler, puis de
grosses larmes tombèrent dans leur assiette, et bientôt, dans un concert de
sanglots, refusèrent de toucher à la nourriture, du coup Alphonse déclara que
lui non plus n’avait pas faim, sur quoi Claire, son épouse, puisque c’était
comme ça, se saisit du plat et hop, le déversa dans la poubelle. Les chèvres
qui suivirent – il y en eut jusqu’à quatre dans l’enclos grillagé équipé d’une
cabane de rondins – prirent donc le temps de grandir et de mourir de mort
naturelle, au grand dam de Claire qui réclamait à son mari de les lui rapporter
de préférence en pièces détachées. La dernière, en dépit de sa petite taille,
n’était plus un chevreau depuis longtemps. Une hypophyse déréglée sans doute,
mais qui avait permis au

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