Des hommes illustres
villages opportunément isolés.
Mais dans l’intervalle, entre la menuiserie et la ferme, il
avait projeté de faire un détour par Random pour une apparition inopinée, un
impromptu de sa façon, en comparaison de quoi le tour fameux de la malle des
Indes ferait pâle illusion : on le croyait travailleur forcé en Allemagne,
il resurgirait en Planchet sur la scène du théâtre, brandissant ses cannes à
pêche au nez et à la barbe de l’occupant, avant de s’évanouir tel un nouveau
Judex en laissant les spectateurs stupéfaits convertis momentanément à l’esprit
de résistance (momentanément, car, sitôt la guerre finie, les mêmes
s’empresseront de réélire, contre la liste composée des ex-combattants de
l’ombre, l’équipe municipale en place qui avait envoyé de si jolies lettres au
maréchal Pétain pour le féliciter de son action et l’encourager à ne pas
oublier Random).
Les Christophe avaient cherché à l’en dissuader :
« Joseph, un de plus, un de moins, les trois mousquetaires, dont on ne
sait jamais au juste combien ils sont, se passeront bien de toi. C’est courir
beaucoup de risques pour pas grand-chose. » Mais la chose en question
s’appelait aussi Emilienne, et c’est le genre de chose qui a vingt et un ans
autorise certaines extravagances.
Ayant quitté Nantes en catimini, il pédalait ferme dans la
nuit tombante, sa valise ficelée sur le porte-bagages, ses cannes à pêche liées
le long de la barre horizontale du cadre, sans lumière pour ne pas attirer
l’attention, le catadioptre rouge à l’arrière démonté, plongeant avec son vélo
derrière une haie chaque fois que les phares d’un véhicule trouaient le
lointain – compte tenu du couvre-feu en vigueur, il ne pouvait s’agir que d’un
indésirable –, mettant pied à terre devant un panneau indicateur qu’il
éclairait de la flamme de son briquet parce qu’à force de prendre des chemins
détournés il avait fini par tout à fait s’égarer, arrivant juste au moment où
la représentation commençait, attendant son tour d’entrée en scène pour se
faufiler dans les coulisses, se maquiller et emprunter sa perruque au pauvre
jardinier en lui promettant de la lui rendre avant la fin du spectacle, ce
qu’il fit sitôt terminée la scène d’embarquement pour l’Angleterre. Car ce
n’était pas le moment de s’attarder. Il ne profiterait pas de son coup d’éclat.
Avec quel enthousiasme pourtant la troupe eût accueilli son héros. Mais
peut-être l’alarme avait-elle déjà été donnée. Comme il confiait à Maryvonne,
en lui glissant une lettre à remettre à qui de droit, son intention de repasser
chez lui prendre quelques affaires et de nouveaux livres, elle lui apprit que
les Allemands avaient investi le petit logement de sa tante, laquelle campait,
comme il le lui avait demandé, dans la grande maison familiale en compagnie
d’un groupe d’élèves qu’elle avait prises en pension afin d’opposer aux
squatters autoritaires une sorte d’hôtel complet, si bien que ceux-là, tenus en
respect par cette petite force têtue, se pressaient à trois dans son minuscule
ermitage du jardin. Il abandonna son projet et reprit la route en direction de
Riancé. Le regret le tint plusieurs kilomètres de n’avoir pas accordé un peu de
temps à sa courageuse tante. Pourquoi ne lui avait-il pas au moins laissé un
mot ? Elle, la très-fidèle, trahie par son bravache de neveu. Du coup, il
se sentait moins fier de lui. Il commença bientôt de pleuvoir, une pluie fine,
insidieuse, qui, mêlée au froid de la nuit, l’obligea à chercher un abri. Il
était suffisamment loin maintenant. Il avisa une grange et, après avoir
dissimulé son vélo, se blottit dans le foin où, la fatigue aidant, il
s’assoupit.
Au petit matin il posait pied à terre devant le magasin de
monsieur Burgaud, tailleur pour hommes et pour dames à Riancé, maison fondée en
1830, selon l’aristocratique blason doré au-dessus de la vitrine. En attendant
l’ouverture, il se livra à une toilette sommaire qui consistait à retirer les
tiges de foin de ses vêtements, essuyer ses verres de limettes et se redonner
au jugé un coup de peigne. Deux jeunes filles le dépassèrent en gloussant.
Elles contournèrent la maison par le jardin mitoyen et l’une d’elles, peu
après, entreprit de hisser le rideau de la boutique, tout en lançant un nouveau
regard intrigué au grand jeune homme frigorifié qui se frottait les mains
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