Des hommes illustres
au milieu de cette turbulente
compagnie sur laquelle les difficultés matérielles ne semblaient pas avoir de
prise. La recette était simple à défaut d’être variée. Madame Christophe, aux
formes incertaines après ses grossesses à répétition, s’entendait comme
personne à décliner sur tous les tons les mérites de la pomme de terre, dont la
famille se livrait à la culture intensive dans un champ à la périphérie. C’est
à son intention qu’il avait refusé de rendre sa carte d’alimentation (et sa
carte de tabac, mais là il pensait surtout à lui), alors que sa convocation
exigeait qu’il la remît à un agent du ravitaillement général. Il offrirait à
son hôtesse sa feuille semestrielle de coupons J3, réservés aux jeunes gens de
plus de treize ans et donnant droit à des rations plus importantes. Au début,
elle se récrierait – « Joseph, tu en auras besoin, tu n’es là que pour
quelques jours » –, mais les arguments pour la convaincre ne manqueraient
pas et elle finirait par accepter en confessant que ça mettrait du beurre dans
les épinards, bien qu’on ne trouvât depuis longtemps ni l’un ni l’autre.
« Economisez le pain, recommandaient les affiches sur les murs, coupez-le
en tranches fines et utilisez toutes les croûtes pour la soupe » – comme
si chez les ouvriers on avait pour habitude de jeter les restes.
Dans la journée, comme à chacune de ses visites, il
rejoindrait Michel et son père à l’atelier. Ses talents d’ébéniste, il les
avait manifestés très tôt, dès douze ans, en transformant au prix d’un beau
gâchis son berceau en guéridon, réalisant ensuite un fauteuil aux arrondis
massifs mais à l’assise trop étroite car il avait oublié d’intégrer dans ses
calculs l’épaisseur des accoudoirs, et à seize ans embarquant ses amis à bord
d’un long canoë de sa fabrication, baptisé le « Pourquoi-Pas ? »
en souvenir du commandant Charcot, ce qui ne dénotait pas un franc optimisme
quand on se rappelait comment avait fini, broyé par la banquise, son illustre
éponyme. Cette préférence marquée pour le travail du bois était sans doute un
héritage de ses ancêtres sabotiers établis depuis des siècles au cœur de la
forêt du Gâvre, d’où le dernier de la lignée – son grand-père, qu’il n’avait
pas connu – avait émigré pour ouvrir une échoppe à Random, laquelle avait
évolué en un commerce de gros après qu’il se fut tranché un doigt, de sorte que
la famille doit à ce sabot fatal inachevé, sorte de billot sacrificiel par sa
forme grossièrement équarrie émergeant de la bille de bois, sa reconversion
dans la porcelaine. Mais les outils remisés du mutilé pendaient toujours dans
l’atelier : planes, ciseaux, gouges, avec lesquels il avait taillé dans la
masse les accoudoirs et le dossier de son fauteuil.
Grâce aux conseils de ses hôtes, le jeune autodidacte était
devenu un compagnon habile. Il s’était même fait une spécialité : les
escaliers, dont la fabrication exige un mélange d’adresse, de science et
d’improvisation : dans certains cas, on ne compte pas deux marches identiques.
Peut-être même rêva-t-il un moment d’en faire son métier. Sur l’une des fausses
cartes d’identité de sa période clandestine, établie au nom de Joseph Vauclair,
né à Lorient, Morbihan (la ville détruite par les bombardements, les registres
d’état civil avaient disparu), le 22 février 1925 (en se rajeunissant de trois
ans, il évite le Service du travail obligatoire), à la mention Profession on
lit : Menuisier – hommage à sa famille d’adoption et assurance de ne pas
être pris en flagrant délit d’incompétence si un enquêteur avisé lui demandait
tout à trac : qu’est-ce qu’une varlope, un trusquin ou un tarabiscot. Et
si celui-là, méfiant devant la mise et l’allure du grand jeune homme, le
soupçonnait d’un savoir purement livresque, il pourrait toujours tendre ses
mains durcies par les travaux de la ferme, car au terme des quinze jours chez
les Christophe il était prévu qu’il partirait se réfugier à la campagne, où
toutes sortes de gens en définitive se retrouvaient : les volontaires, les
récalcitrants, les réprouvés, les maquisards et les trafiquants, donnant ainsi
en partie raison au Maréchal qui voulait que le pays s’y ressourçât, même si la
nation en péril s’intéressait surtout en l’occurrence aux garde-manger des
paysans et à leurs
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