Des hommes illustres
faisant sortir d’une caverne à reculons, ce qui
provoque l’incrédulité du propriétaire, Hercule peut-être, abusé par les traces
sur le sol. Mais cela implique de repasser à contresens devant la guérite du
contrôleur de billets. Alors il s’en approche et, très embarrassé, faisant son
Planchet, explique qu’il ne connaît pas l’horaire de sa correspondance à Angers
pour Sablé avec changement à, justement il a oublié le nom : lui serait-il
possible de retourner au bureau des renseignements ? « Faites
vite », bougonne le préposé, vexé de n’avoir pas les réponses en tête.
Dans la salle des pas perdus, outre les voyageurs en
attente, on compte nombre de passants qui, surpris par l’averse, se sont
précipitamment mis au sec, encore essouflés par leur petit sprint, s’égouttant
de la main les cheveux et secouant les pans de leur pardessus. D’autres,
agglutinés sur le seuil de la porte, guettent l’embellie tout en se livrant à
des commentaires inspirés : « Encore un coup des Anglais »,
hasarde l’un, tandis que la pluie s’affale avec une vigueur empressée sur les
pavés.
Le grand jeune homme à la valise s’est faufilé au premier
rang, sourd aux protestataires hissés sur la pointe des pieds qui surveillent
les humeurs du ciel par-dessus son épaule. Le souffle humide de l’averse le
fait frissonner et il resserre le col de son manteau. Le cours devant lui, un
ancien bras de Loire récemment comblé pour remédier aux débordements
printaniers, semble rendu à son état primitif. L’eau qui ruisselle miroite
comme un grand fleuve, bouillonne dans les caniveaux, s’engouffre dans les
grilles d’évacuation. Sur la ville désertée, comme suspendue à son bon vouloir,
la pluie impose sa trêve. Les commentaires se font plus rares, plus laconiques,
chacun s’abîme dans une contemplation douce. Une sorte de paix des cœurs
s’installe. Le grand jeune homme a ôté ses lunettes et se masse la racine du
nez. On le voit hésiter à les remettre, avant de les glisser dans sa poche.
Qu’a-t-il besoin d’une vision claire dans cet espace brouillé ? Le flou
qui l’entoure désormais semble même tenir à distance le danger, le diluer comme
dans les brumes, au loin, les tours massives de la demeure d’Anne de Bretagne.
Et, mettant à profit ce qui pourrait passer pour une confiance aveugle, une
ultime négligence, il s’enfonce soudain sous cette chape liquide.
La pluie, bonne fille, lui permet même d’accélérer l’allure
sans que sa précipitation paraisse suspecte : il n’est après tout qu’un
simple piéton qui refuse de se soumettre aux diktats du ciel. A mesure que ses
pas l’éloignent de la zone dangereuse, il se retient de se retourner, de céder
à cette ivresse joyeuse qui submerge ses dernières réticences. Ses robustes
chaussures qui se jouent des flaques d’eau lui semblent des bottes de sept
lieues, la valise ne pèse plus au bout de son bras. Il aura tout le temps de
lire maintenant, et ne regrette plus de l’avoir si abondamment chargée. Il
jette enfin un regard derrière lui. Personne ne le suit. Et, sous la protection
des puissants remparts du château des Ducs, il s’autorise sa première grande
respiration d’homme libre.
Ses amis ne l’attendraient sans doute pas si tôt. Il goûtait
déjà à ce moment où, après avoir frappé, on lui ouvrirait la porte et, devant
ses hôtes ébahis, il dirait simplement : « J’ai manqué le
train », avec un sourire malicieux, tout en réajustant les branches de ses
lunettes derrière les oreilles. Son évasion, il l’avait minutieusement réparée.
Il ne lui restait plus qu’à obliquer vers le port, longer le quai de la Fosse
de mauvaise réputation avec ses bars à matelots installés dans les
sous-sols d’hôtels particuliers aux charmes délabrés, et remonter sur la butte
Sainte-Anne où habitait, au-dessus de la menuiserie paternelle, un de ses
anciens camarades de collège. Du temps pas si lointain où il était pensionnaire
à Chantenay, chez les frères, dans la banlieue pauvre de Nantes, à deux pas de
là, il avait abondamment profité de l’hospitalité des Christophe, dont
l’imposante tablée comptait pour négligeable un couvert supplémentaire. Le même
toit abritait trois générations, et son condisciple Michel était l’aîné de
douze enfants. Lui, le fils unique désolé, pour qui l’on dressait un lit de
camp dans l’atelier, aimait à se glisser
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