Don Juan
ses longues échasses. Bel-Argent le poing sur la hanche.
– Tireur de laine et truand de grand chemin ! dit Corentin avec le dédain de sa belle âme.
Mais Bel-Argent se prit à sourire en fixant le nez de Corentin pétrifié par ce sourire. Bel-Argent, disons-nous, doucement, leva la main, et sur ce nez, décocha une chiquenaude. Et il dit :
– Je n’y crois pas !…
Le bon Jacquemin poussa un rugissement et s’élança. Mais déjà Bel-Argent, sur un ordre de Ponthus, s’empressait, et Corentin se mit à l’aider ; en quelques instants, à eux deux, ils eurent rangé les tables le long des murs pour donner du champ aux deux adversaires.
Clother de Ponthus et Juan Tenorio prirent la garde et se mesurèrent d’un rapide coup d’œil.
Les deux fers se froissèrent… l’attaque allait se produire… une porte s’ouvrit.
Une femme entra…
Une femme voilée de noir, qui s’avança, pareille à quelque sombre évocation de la douleur.
Don Juan laissa tomber son épée, qui résonna tristement sur les dalles, et il demeura immobile, frappé de stupeur. Ponthus, alors remit sa rapière au fourreau, et profondément, devant ce deuil qui venait à lui, s’inclina. L’apparition s’arrêta à deux pas et dit :
– Monsieur, vous ne tuerez pas don Juan Tenorio…
Avec l’infinie rapidité de l’imagination, Ponthus repoussa les pensées qui l’assaillaient, pour s’arrêter à l’hypothèse qu’il avait devant lui une amante qui tremblait pour la vie de l’homme aimé. Il eut un vague geste de respect qui ne voulait rien promettre.
Mais la femme, douloureuse, levant son voile, montra la beauté augustement flétrie de son visage, et elle prononça :
– Comprenez-moi : je ne vous prie pas d’épargner Juan Tenorio. Je vous dis : « Ce n’est pas vous qui le tuerez. Sa vie n’appartient ni à vous ni à moi. »
– À qui appartient-elle donc ? gronda don Juan. Dis-le, Silvia ! Dis-le donc !
– À Maria ! À Pia ! À Rosa ! À toutes celles qui sont mortes de ton amour ! Ah ! ta vie appartient à celle qui résume en elle toutes ces douleurs éparses ! Ta vie, Juan, appartient à Christa ! Je ne dis pas à moi, Juan, à moi, ton épouse chrétienne qui te pardonne ! Je dis : à Christa d’Ulloa, la dernière morte de ta dernière trahison ! À Christa, sœur aînée de cette Léonor d’Ulloa, que tu as poursuivie du fond des Espagnes jusqu’à Paris !…
L’horreur se déchaîna dans l’esprit de Ponthus.
En une lueur d’éclair, il comprit don Juan. Il le vit ce qu’il était : une synthèse de la trahison. Il se mit à le haïr comme on hait l’inexplicable, l’obscur, la ténèbre. Il le devina féroce, ulcéré d’égoïsme, capable d’amonceler les désespoirs, pourvu que fût satisfait son caprice ; il marcha sur Tenorio, et, emporté par il ne savait quelle rage :
– Je ne croiserai pas le fer avec vous sous les yeux de l’infortunée qui porte votre nom. Écoutez : je ne vous chercherai pas. Je n’irai pas à vous. Mais si je vous vois sur le chemin de celle qui dort sous la protection de cette épée, je jure Dieu que je vous tuerai, même si madame vient, comme ce soir, se placer entre vous et moi !
Immobile, incomparable de majesté, Silvia jeta un long regard sur Ponthus :
– Non, dit-elle. Ni vous. Ni moi. Don Juan, dans la chapelle de Saint-François de Séville a su de quelle étreinte il doit mourir. Tu le sais, Juan, mon époux, tu le sais !
– L’étreinte du Commandeur ! dit Tenorio, sourdement, comme malgré lui.
Et il frissonna.
Et aussitôt, il se prit à rire.
Puis, d’une voix éclatante, d’un indicible accent de défi, comme en ces transports de funeste allégresse que donne l’appétit de la mort :
– Me voici ! cria-t-il. Je suis prêt. Commandeur d’Ulloa, je te ferai raison pour l’amour que j’ai porté à ta fille Christa ! Pour l’amour que je porte à ta fille Léonor ! À toi, Commandeur ! me voici !… À vous, seigneur de Ponthus ! Léonor est la fiancée de votre cœur : à vous donc ! me voici !… à toi, Zafra ! à toi, Canniedo ! à toi, Veladar ! à toi, Girenna ! me voici… À vous tous, pères, frères, époux, fiancés de celles que j’ai aimées et qui, toujours, m’ont aimé, oui, aimé… c’est mon malheur et ma gloire ! Sachez-le, vous tous : si don Juan a le cœur assez vaste pour un universel amour, il a aussi le cœur assez ferme
Weitere Kostenlose Bücher