Don Juan
amis, seigneur Juan ; renoncez de bon cœur à une poursuite indigne de vous.
Don Juan baissa le front. Clother le vit très ému, et poursuivit :
– Ce qui m’étonne, seigneur Tenorio, c’est que, passionné comme vous prétendez l’être pour la noble dame que vous dites avoir suivie depuis Séville, vous teniez à la première venue des propos amoureux. Cette pauvre petite Denise… pourquoi tentez-vous de tromper cette enfant ?
Alors don Juan redressa la tête, et un éclair jaillit de ses yeux.
– Tromper ?… dit-il dédaigneusement. Sachez que don Juan n’a jamais trompé une femme…
– C’est sûr ! interrompit Corentin, de loin. À preuve : on l’appelle Juan le Véridique, et les menteurs qui osent soutenir qu’il se nomme don Juan le Trompeur sont condamnés à se donner à eux-mêmes la bastonnade, chose des plus pénibles, croyez-moi.
– Quand tu auras à te donner du bâton, s’empressa obligeamment Bel-Argent, appelle-moi : je t’aiderai de toutes mes forces.
Don Juan continuait :
– Qui vous dit que je trompe cette adorable Denise quand je lui dis que je l’aime ? Oui, je l’aime, sur ma foi ! Ou du moins, je l’aimais tout à l’heure quand elle était là, devant moi, vivant symbole de l’éternelle beauté… Arrêtez, monsieur. Ne vous hâtez pas de me maudire. Bien plutôt devriez-vous me plaindre. Par moments, moi aussi, j’en viens à me dire que, dans ma poitrine de monstre, la nature a placé un cœur de trompeur et de traître. Mais bientôt, je reconnais en moi une victime des puissances d’amour. Bientôt, revenu à une plus juste vision de l’amour, je reconnais que, parmi les rares cœurs humains à la recherche de l’impossible, c’est-à-dire de l’amour unique et définitif, le mien seul est dans la franchise et la pleine vérité. J’aime, monsieur ! Je l’avoue, je le dis, je le proclame : ma vie se passe à aimer, et je ne sais pas encore qui est celle que j’aime. Pourquoi celle-ci plutôt que cette autre, si elles sont également belles ? Que dis-je ! Est-ce qu’une femme a besoin d’être belle pour être aimée ? Je l’aime tout d’abord, et alors, je la trouve belle. Et encore, est-il besoin que je la trouve belle ? Sais-je bien au juste ce qu’est la beauté ? J’aime cette femme dans la minute où je la vois, et je ne sais pas pourquoi, ni ne veux le savoir. Je l’aime peut-être pour ses cheveux où des reflets de noisette se jouent parmi les tons veloutés de la châtaigne. Je l’aime peut-être pour ses yeux parce qu’ils sont bleus, à moins qu’ils ne soient noirs. Lequel est plus beau, d’un ciel d’aurore ou d’un ciel de crépuscule ? Et la nuit mystérieuse n’a-t-elle pas son charme ? Ah ! J’aime cette femme uniquement pour le frisson qu’elle a mis en moi, et jamais je ne saurai pourquoi elle a provoqué ce frisson. Je l’aime parce que je l’aime, et dès lors, je me sens mourir si je n’arrive à me faire aimer. Que d’inconnues j’ai aimées une minute au hasard d’une rencontre. Dans la rue, dans un lieu public, je choisis celle que je dois aimer. Un regard suffit. Je ne lui ai rien dit. Je ne la reverrai jamais. Mais si son sourire est né sous mon regard, peut-être, en cette fugitive minute, m’a-t-elle aimé, ou peut-être… peut-être ! J’en emporte l’illusion, et j’ai le ciel dans l’âme. Ah ! monsieur, ce n’est pas une femme que j’aime quand je me jette à ses pieds et que je lui offre un cœur tout brûlant de passion : c’est l’Amour, c’est l’universel Amour que j’aime, et ce misérable cœur qui palpite en moi, trop vibrant, trop sensible aux souffles de l’amour qui passe, renouvelle en chaque heure le mal de vivre, le bonheur de vivre, l’effrayante, l’amère félicité de la recherche impossible… impossible, monsieur, puisque le bonheur est un mythe, puisque l’Amour est un rêve, puisque le Songe est à jamais insaisissable…
Et don Juan prit sa tête à deux mains.
Et une larme brilla dans ses yeux.
Il murmura :
– Qu’est-ce que la vie ? Amour. Qu’est-ce que le bonheur ? Amour. Qu’est-ce que le malheur ? Amour. Qu’est-ce que la grande bataille des hommes ? Amour. Rien que ceci : quand elle est près de moi, je vis… quand elle est loin de moi, je meurs. Oh ! monsieur, avez-vous connu l’affreuse douleur d’être loin d’elle ? Avez-vous connu le néant de la pensée, le halètement de l’esprit
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