Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
ethnographique ou plutôt éthographique. J'avais négligé en conséquence la langue amarigna, qui ne devait m'être d'aucun secours au delà du Gojam, me réservant d'apprendre celle des Gallas. J'étais d'autant plus impatient de me rendre chez les Gallas, qu'aucun Européen ne les avait visités, que l'exploration de leur pays pouvait contribuer à dévoiler les sources mystérieuses du fleuve Blanc, et qu'enfin mon hôte, le Lik Atskou, me parlait souvent de ce peuple de façon à surexciter ma curiosité. Il m'intéressait moins aux hommes de son pays; et, lorsqu'il m'en parlait, c'était moins pour me les montrer tels qu'ils étaient que pour les critiquer de ce qu'ils n'étaient pas.
Quelque respect que j'eusse pour ses opinions, j'étais cependant loin de me douter de la valeur que leur attribuaient ses compatriotes. J'ignorais alors que les censures dont il frappait tel acte ou tel personnage public passaient de bouche en bouche jusque dans les provinces éloignées, et qu'on le regardait comme le dernier magistrat représentant l'antique loi nationale. Il s'était tenu à l'écart, par mécontentement d'abord, par philosophie ensuite; il observait les événements et les jugeait impitoyablement. Mais il restreignait ses pensées et ses discours en s'entretenant avec un jeune étranger ignorant et inexpérimenté comme je l'étais, et, pour les choses contemporaines, il ne sortait guère des lieux communs. Les hommes supérieurs, et il l'était, ne se déploient dans l'intimité que lorsqu'ils se sentent compris, ou lorsqu'ils veulent bien se consacrer à l'instruction de ceux qui les écoutent. Le Lik était paternellement bon pour moi; mais j'étais moins pour lui un confident qu'une distraction à ses chagrins patriotiques. Quelquefois, au milieu d'un entretien où il avait charmé ses compatriotes, il se reprenait soudain et leur disait en souriant:
—Bah! à quoi tout cela mène-t-il, ô mes pauvres Gondariens? Lorsque, la nuit, les hyènes font silence, et qu'entre deux rêves vous entendez un hôlement lointain, vous vous dites: «Ha! oui, c'est l'oiseau nocturne qui veille dans les ruines de notre palais impérial.» Et vous ramenez sur votre tête un pan de votre toge, et vous vous rendormez. Je suis comme cette hulotte: je vous rappelle l'édifice écroulé de notre grandeur nationale. Mais à quoi bon? Fermez les yeux et dites que c'est moi qui rêve.
Cependant ma visite au camp du Dedjadj Guoscho avait été pour moi comme une révélation. L'urbanité, l'esprit chrétien et un je ne sais quoi d'antique et de chevaleresque qui régnait à sa cour, m'avaient fait désirer de la mieux connaître; je m'étais mis à apprendre l'amarigna, et la campagne que je venais de faire avec l'armée gojamite avait achevé de me déterminer à donner une direction nouvelle à mes études et à remettre à un autre temps mon voyage en Innarya. La géographie du Gojam, du Damote et de l'Agaw-Médir était encore inconnue, il est vrai; il restait aussi à vérifier le renseignement relatif à ce grand cours d'eau de l'Innarya, renseignement qui avait si fort impressionné mon frère; mais, depuis son départ, le temps s'était écoulé sans que j'eusse pu exécuter notre programme. Je savais que mon frère ne pouvait tarder à revenir, et qu'il reprendrait avec une compétence bien supérieure à la mienne les travaux géographiques que je venais d'interrompre si brusquement durant notre campagne en Liben. En tous cas, la position exceptionnelle que je devais aux bontés du Dedjadj Guoscho me faisait espérer, si je continuais à vivre à sa cour, de pouvoir faciliter et rendre moins périlleuses les explorations que pourrait tenter mon frère chez les Gallas, au cas où ses renseignements ultérieurs le confirmeraient dans la croyance que les eaux qui arrosent leur pays contribuaient à former le Nil Blanc. Le Dedjadj Guoscho était en relations d'amitié avec le roi de l'Innarya, et son influence s'étendait sur les peuples gallas intermédiaires. Ces considérations me déterminèrent à me dévouer sans réserve à la vie nouvelle que je menais en Gojam.
À ma première indifférence pour les populations chrétiennes de l'Éthiopie avait succédé cet intérêt affectueux qu'il est nécessaire de ressentir pour comprendre les hommes. Protégé, comme je l'étais, par le Prince, je n'éveillais aucune convoitise; ma qualité d'étranger excluait toute défiance à mon égard; les sujets du Prince
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