Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
Wag-Choums, Balagaads et autres Polémarques qui se disputent entre eux les lambeaux de l'Empire éthiopien. Cette organisation est calquée sur celle de l'ancienne maison impériale et sert de modèle à tous. Un seigneur, d'importance même médiocre, nomme son sénéchal, ses prévôts, ses gardes, un biarque, un panetier, un boutillier, un écuyer, des chalakas et des pages; il établit enfin une hiérarchie en disproportion ridicule souvent avec sa position; ses inférieurs en font autant, et il n'est pas jusqu'au cultivateur aisé qui n'institue chez lui quelques offices et grades analogues. Les Éthiopiens en rient souvent eux-mêmes. Tout cet appareil a du moins l'avantage de leur inculquer des habitudes d'obéissance et de commandement, de devoir et de respect, et de les familiariser avec le sentiment de la responsabilité. Aussi voit-on fréquemment parmi eux des hommes, élevés rapidement des derniers aux premiers rangs, apporter dans l'exercice de l'autorité une tolérance intelligente, un tact et une aisance qui leur fait revêtir le pouvoir sans les éblouissements qui trop souvent l'accompagnent.
Toutes ces fonctions et attributions, réglées et absolues en apparence, sont d'une élasticité qui permet à l'individu de conférer sa valeur au rang qu'il occupe. Dans ce pays, les rapports sociaux sont fondés sur les hommes bien plus que sur les choses et les idées abstraites, et ils se plient sans effort à l'inégalité de l'espèce humaine et aux variétés de l'individu. Lorsque je cherchais à faire comprendre aux Éthiopiens le régime immuable de nos codes: «Loin de nous, disaient-ils, un pareil régime! On y doit vivre à l'étroit comme dans vos vêtements. À vos lois et à votre costume, nous préférons nos coutumes et le vêtement ample et peu adhérent que forme notre toge.»
On peut se faire une idée, d'après l'ordonnance de la maison de ceux qui ont le pouvoir en mains, de quelle façon le pays doit être gouverné. Les abus y sont trop nombreux sans doute; ils sont moins fréquents cependant qu'on ne pourrait le supposer quand on a été habitué à vivre dans des sociétés comme les nôtres, administrées d'après une législation et des réglements dont la rédaction prévoyante semble ne rien laisser à l'arbitraire.
Il est des peuples qui ne confèrent l'autorité que par contrat et avec un appareil de précautions jalouses, destinées à définir et à délimiter l'action du mandataire, ses charges et ses prérogatives, ainsi que les droits des mandants, et à garantir ainsi la société contre les abus de pouvoirs. D'autres peuples, au contraire, confèrent l'autorité comme par un acte de foi et de confiance, sans réglementations précises et détaillées, fondant ainsi la vie civile et politique sur le crédit. Les Éthiopiens suivent cette dernière méthode avec d'autant plus de sécurité qu'ils ne se sont point départis de la puissance judiciaire, qui fait de la raison publique le véritable tuteur de leur société. Aujourd'hui que la violence prévaut dans leur malheureux pays, la garantie qu'offre la puissance judiciaire ainsi constituée n'est que trop souvent illusoire. Il y a lieu de croire cependant que c'est en grande partie à cette constitution particulière qu'il faut attribuer ce fait remarquable d'une société à laquelle il a suffi, malgré la mutabilité des choses, et après des catastrophes sans nombre, de revenir à ses institutions pour revivre chaque fois et maintenir pendant tant de siècles sa forme nationale.
Comme on l'a vu, la forme sociale des Éthiopiens est toute militaire, ce qui peut être une forme salutaire pour les nations numériquement restreintes, pour celles dont la vie est peu compliquée, comme aussi pour celles qui vivent sous la menace de dangers du dehors. Dans une telle société, chaque individu a une valeur déterminée: il se trouve lié par obligation bilatérale, et la conscience qu'il a de la solidarité générale fait qu'étant fixé sur ses devoirs envers ses concitoyens, sur ses droits à leur protection efficace et sur sa valeur relative, comme sur celle de chacun, il prend l'habitude de l'obéissance, celle du respect, et une assurance de maintien qui entretient le sentiment de sa dignité. Quel que soit le service rendu à l'homme en vertu de l'obédience hiérarchique, il ennoblit aux yeux des Éthiopiens celui qui le rend; le service rendu par l'homme à l'homme auquel il a donné sa foi étant
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