Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
fondamental pour eux et le premier après celui qui est dû à Dieu il en résulte que les avilissements qu'on attribue ailleurs à la domesticité sont inconnus. Dans un camp de quelque importance, il se trouve ordinairement un certain nombre d'artisans, tels que forgerons, selliers, ouvriers en métaux, engagés pour la campagne; quelques-uns sont riches, mais de ce que par état, ils sont serviteurs de tous sans l'être d'un homme en particulier, ils sont regardés comme ne faisant pas partie de l'armée, et sont déconsidérés, tandis qu'il n'en est pas ainsi même des gardiens de la pourvoirie et des bûcherons, gens proverbialement grossiers, dont les services sont tenus pour les plus humbles, mais qui sont du moins inféodés à un maître et peuvent espérer de l'avancement. Les palefreniers, les coupeurs d'herbe, les sommiers même sont regardés comme hommes d'armes, et, depuis le chef d'avant-garde jusqu'au dernier munifice, chacun donne à connaître, par l'indépendance respectueuse de ses allures, la conscience qu'il a de sa valeur. Le respect est partout: quel que soit son rang, chaque individu en a sa part; souvent on dirait que c'est l'égalité qui règne. L'avancement n'étant soumis à aucune gradation fixe, celui qui se croit dans un rang bien inférieur à son mérite peut espérer atteindre de prime-saut le grade élevé qui lui est dû, et en attendant, il rappellera à son supérieur, avec une familiarité respectueuse, les titres qu'il croit avoir à l'avancement. On voit un soldat, occupé à quelque service des plus humbles, se redresser fièrement et traiter presque d'égal à égal un homme d'un rang plus élevé que le rang de celui dont il est le serviteur. S'il sert un homme peu fortuné, il se multipliera pour remplir les fonctions de coupeur d'herbe, de palefrenier, de pâtureur, ou même de sommier; mais, dès qu'il a achevé sa corvée journalière, il se rapproche de son maître comme page, comme servant d'armes, et il croira se relever ainsi de ce qu'il peut y avoir de servile dans ses premières occupations.
Mon dessein n'a point été de préconiser ici le régime féodal. Prévenu contre ce régime, comme la plupart des hommes de mon temps, j'ai cependant été amené à me demander, en le voyant fonctionner, si la reconstruction que nous en offre l'histoire est plus faite pour nous donner l'idée de la féodalité et l'intelligence de ses allures et de leurs effets, que la reconstruction, même complète, du squelette d'un homme ne le serait pour nous donner l'idée exacte de ses mouvements habituels, de son geste et de son tempérament, et si nos jugements ne sont pas aujourd'hui encore influencés par les ressentiments trop souvent légitimes qu'éveille le souvenir récent d'une forme sociale mutilée et corrompue.
Ce qui frappe le plus quand on entre un peu avant dans l'esprit du pays, c'est l'aisance avec laquelle les indigènes portent ce harnais de lois, coutumes, règlements et usages, qui enserre toute société; et ce qui rassure et console, en voyant ces ambitieux Dedjazmatchs, ces seigneurs turbulents, ces paysans toujours la main sur leurs armes, c'est de sentir qu'au-dessus d'eux tous plane en souveraine une opinion publique, faillible sans doute comme tous les souverains de la terre, mais vigilante à contenir ou à réparer les excès. Il semble que Dieu supplée ainsi à la direction de ceux que leurs institutions dirigent le moins.
CHAPITRE IX
HIVERNAGE À GOUDARA.—FAMILLE DU DEDJADJ GUOSCHO.—BIRRO GUOSCHO.—COMPLICATIONS POLITIQUES.—NOUVELLE ENTRÉE EN CAMPAGNE.
Il y avait un an que j'étais en Éthiopie. J'avais employé les premiers mois aux soins matériels de notre voyage de la mer Rouge à Gondar. Là, un trafiquant musulman m'ayant assuré qu'un grand cours d'eau prenant sa source dans l'Innarya, alimentait le Nil Blanc, il avait été convenu avec mon frère que je me dirigerais de ce côté, pendant qu'il irait en Europe chercher des instruments mieux appropriés à ses travaux géodésiques; et depuis son départ, mon unique souci avait été, tout en continuant ses observations climatologiques et astronomiques, de gagner au plus tôt l'Innarya. Mais le printemps et une partie de l'été s'étaient écoulés à attendre vainement le départ d'une caravane, et, quoique retenu à Gondar pendant plusieurs mois, je n'avais regardé cette ville que comme une étape. Le pays ne me paraissait offrir qu'un médiocre intérêt au point de vue
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