Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
choses, ce qui contribua à donner du retentissement à notre arrivée dans la capitale. L'Atsé, l'Itchagué, les notables, apprenant que mon frère retournait en France, décidèrent, en assemblée, d'en profiter pour faire un appel aux puissances chrétiennes de l'Europe. En conséquence, ils lui donnèrent deux lettres écrites au nom de la nation, l'une pour le roi de France, l'autre pour la reine d'Angleterre, et le supplièrent de ne rien négliger pour accomplir promptement sa mission, de laquelle dépendait, disaient-ils, le salut des chrétiens d'Éthiopie.
Avant de nous séparer, nous convînmes, mon frère et moi, de nous rejoindre, à un an de là, dans l'île de Moussawa; et il partit pour le Tigraïe avec une petite caravane, la dernière de la saison.
Dans mon inexpérience, douze mois me paraissaient plus que suffisants pour aller planter un guidon aux couleurs françaises sur un des pics des montagnes de la Lune, ou du moins pour atteindre aux régions où l'on place ordinairement ces montagnes; mais je comptais sans les obstacles que le voyageur rencontre dans cette partie de l'Afrique.
Il n'a pas, il est vrai, à affronter ces vastes déserts qui, dans d'autres régions de ce continent, forment des barrières si pénibles à franchir; les pays qu'il traverse sont presque partout fertiles et peuplés, mais la diversité des races, des religions, des langues, des mœurs, la multiplicité des rois, des princes et des petits despotes, les intérêts, les jalousies, les haines qui divisent les populations, les épidémies accidentelles ou périodiques, sont autant d'empêchements éventuels. À chaque étape, il peut être contraint de faire séjour, ou devenir victime de cette tendance qu'ont les indigènes de retenir l'étranger pour toujours; enfin, les races africaines habitant loin des côtes, regardent ordinairement le temps comme presque sans valeur; elles semblent vivre de forces mortes comme d'autres races de forces mouvantes, et, dans de telles conditions, l'activité individuelle risque trop souvent de s'épuiser contre la flaccidité qui l'environne. Entre autres faits résultant d'un pareil état de choses, on rapporte qu'une caravane de trafiquants a mis deux années pour faire la route de Basso en Gojam à Saka en Innarya, route que, dans des circonstances favorables, un bon piéton fait en quatre jours, la distance en ligne droite n'étant que de 233 kilomètres.
Mon frère parti, je dus aviser à mon hivernage. Le Lik Atskou entendait me garder dans sa maison, mais elle ne désemplissait pas de visiteurs attirés par l'originalité de son esprit, son érudition célèbre dans toute l'Éthiopie et les charmes de son langage. Je ne pouvais donc y vivre assez retiré à mon gré, et je fis construire à la hâte, dans un enclos attenant à sa cour, une spacieuse cabane couverte en chaume, où je m'installai avec ma mule; mes gens réparèrent pour eux-mêmes une hutte abandonnée appartenant à mon hôte. Domingo que mon frère avait voulu laisser auprès de moi, un drogman, deux jeunes hommes et une servante pour préparer notre nourriture, composaient alors toute ma maison.
Dès la fin de juin, les pluies me retinrent chez moi: ma visite quotidienne au Lik Atskou, une série d'observations météorologiques et des hauteurs de soleil, la lecture et quelques consultations médicales faisaient passer rapidement mes journées. Ce genre de vie confirma les habitants dans la haute opinion qu'ils s'étaient faite de mes lumières: malgré ma jeunesse, ils me tenaient pour astrologue et médecin savant; aussi bien, je possédais quelques drogues et une belle trousse d'instruments de chirurgie. Un incident qui eut lieu avant le départ de mon frère aurait dû pourtant leur faire ouvrir les yeux sur mon compte.
Un notable de la ville était venu me supplier de secourir un de ses parents qu'il aimait tendrement, disait-il. Je me rendis auprès du malade; il avait une descente du rectum, et je déclarai l'excision indispensable. Les parents effrayés me demandèrent l'emploi de moyens plus doux et m'objectèrent que les rebouteurs du pays étaient incapables d'une opération si délicate. Je leur dis qu'il n'y avait pas d'autres remède, j'offris d'opérer moi-même et j'envoyai quérir mes instruments. Mon plan était bien simple: produire un étranglement, trancher d'un coup de bistouri, cautériser avec un moxa et laisser la nature faire le reste. Ayant désigné mes aides et mis le sujet
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