Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
tant de peine à conquérir.
Quand on songe à la conduite du chef de la colonie d'Aden à notre égard, elle semble se concilier difficilement avec les habitudes et la grande figure que la nation anglaise fait en Europe. Mais trop souvent dans leurs établissements lointains les nations européennes, en vue de quelque avantage commercial ou politique, ont ouvertement foulé aux pieds les notions élémentaires d'humanité, de justice et de morale que, par respect pour la conscience de leurs concitoyens ou par crainte des jugements de nations rivales, elles n'eussent osé violer dans notre hémisphère; et l'histoire des colonies européennes en Afrique et en Amérique offre des exemples d'iniquité bien autrement déplorables que la persécution dont nous étions les victimes à Toudjourrah. Aujourd'hui, grâce aux communications plus fréquentes des peuples, grâce surtout à ce qu'une plus grande publicité éclaire leurs actions, le champ de l'arbitraire tend à se rétrécir. Mais il est difficile de se soustraire complétement aux effets de précédents mauvais. De même que le bien, le mal a son enchaînement; et à l'époque dont je parle, un gouverneur peu scrupuleux pouvait encore réveiller contre nous avec impunité des traditions politiques aujourd'hui désavouées.
Du reste, dans les établissements anglais de l'Inde, l'opinion publique se prononça énergiquement en notre faveur; des journalistes ne craignirent pas de prendre notre défense, et lorsque plusieurs années après, je me trouvai au Caire, des employés militaires et civils de la Compagnie des Indes, de passage en Égypte, sont venus me féliciter de mon retour et me dire combien leurs compatriotes avaient désapprouvé les mesures prises contre nous. Je n'attendais point ces témoignages pour revenir à la juste appréciation de la loyauté des citoyens anglais; et si je rappelle la conduite du capitaine Heines, c'est bien moins pour attacher le blâme à son nom, que pour donner à comprendre quels sentiments pénibles devaient nous oppresser, lorsqu'à Berberah et à Toudjourrah, nous songions qu'à quelques lieues de l'autre côté du golfe, des hommes élevés dans les mêmes principes que nous, au lieu de nous aider dans notre voyage, employaient tous les moyens que leur fournissait une position supérieure pour nous empêcher de l'accomplir. Nous au moins, nous avions été assez heureux pour user ces persécutions par quelques mois de privations et de déboires; mais d'autres Européens, comme nous voyageurs pour la science, en ont subi plus tard les conséquences malheureuses. Quatre officiers de l'armée indienne, désignés par leur mérite, sont partis, en 1855, par ordre de la Compagnie des Indes pour pénétrer dans le royaume de Harar; un navire de guerre les avait à peine débarqués à Berberah, que les Somaulis en tuèrent un et en blessèrent grièvement deux autres, qui, grâce à l'obscurité, parvinrent heureusement à regagner leur bâtiment. Les Somaulis ont des rapports journaliers avec les autorités anglaises d'Aden, mais dès qu'il a été question d'un voyage dans l'intérieur de leur pays, ils ont, pour satisfaire leur aversion contre les Européens, ressuscité les arguments dont le capitaine Heines s'était servi contre nous.
Avant de quitter Toudjourrah, nous pensâmes qu'il convenait d'informer Sahala Sillassé de nos tentatives pour arriver jusqu'à lui, des causes qui les avaient rendues infructueuses, ainsi que de l'arrivée prochaine dans ses États de l'ambassade anglaise et des mobiles qu'elle pouvait avoir.
Prévoyant que les agents anglais chercheraient à arrêter ma lettre, mon frère en fit cinq copies que nous donnâmes à cinq messagers différents. Effectivement, deux de nos messagers se laissèrent séduire par nos rivaux, et deux exemplaires tombèrent entre leurs mains; mais les trois autres sont parvenus sous les yeux de Sahala Sillassé, et l'insuccès complet de l'ambassade du capitaine Harris nous a donné satisfaction.
Quand j'appris au Sultan que nous allions quitter Toudjourrah, il me témoigna son contentement de me voir partir, et ne put s'empêcher de m'avouer qu'il était malheureusement à la solde des Anglais, et que ni lui ni ses compatriotes n'étaient plus les maîtres chez eux; et comme il ne se trouvait pas de barque libre, sur-le-champ, il nous en nolisa une d'autorité. Le vieux Saber était tout triste.
—Va, mon fils, me dit-il. À choisir, j'aimerais mieux
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