Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
pour eux de sentiments bienveillants, je dirai presque fraternels; et ces sentiments se décèlent bien moins par la parole que par une disposition intérieure. Car la parole est impersonnelle; chaque homme lui communique quelque chose de lui-même et la frappe pour ainsi dire à son coin, au moyen de manifestations qui se dégagent de lui à son insu et révèlent le mieux ce qui s'agite dans son être. Il y a aussi certaines façons, certaines contenances qui ont leur importance que le tact indique, et qui sont comme des concessions que l'on doit au milieu que l'on traverse. Quand on s'est trouvé seul et inconnu au milieu de gens de race, d'habitudes, de mœurs et de langue étrangères, on apprend, comme les dompteurs d'animaux, à éviter ou à assumer certains airs, certaines allures, certains gestes même, qui, indifférents en apparence, n'en ont pas moins une portée sérieuse; tant il faut peu de chose quelquefois pour indisposer ou capter son semblable! À Toudjourrah, j'eus à mettre en usage tous mes instincts et toute mon expérience, car nous avions débarqué malgré les indigènes, et aux nombreuses considérations qui dans leur esprit militaient contre nous s'ajoutait encore leur fanatisme musulman. En passant mes journées à leur faire des visites, je parvins à les habituer insensiblement à mon voisinage: j'étais à demi-rompu aux usages africains, et, au bout de quelques semaines, je m'étais concilié plusieurs familles où l'on m'attendait pour verser le café du matin ou du soir.
Je me mis au courant de l'opinion publique et des divers intérêts qui agitaient ce petit peuple. Saber devint pour moi un chroniqueur précieux. C'était un original que presque personne ne visitait, et il ne sortait jamais de chez lui, si ce n'est le vendredi pour se rendre à la mosquée; mais son âge, son intelligence déliée, son esprit inquiet et mordant faisaient de lui une autorité avec laquelle on comptait. Ses réflexions satiriques couraient de bouche en bouche. Il s'habitua si bien à bavarder avec moi que lorsque durant la journée, j'omettais de l'aller voir, il ne manquait pas de m'envoyer chercher.
Il paraît que Scher Marka, l'agent à Berberah du capitaine Heines, s'étant assuré de notre destination, malgré nos soins à la tenir cachée, avait averti le capitaine de notre départ pour Toudjourrah, et que celui-ci avait envoyé sur-le-champ le capitaine Christofer pour nous devancer à Toudjourrah et encourager les habitants à s'opposer à notre débarquement. Surpris par la diligence que nous avions faite et par ma manière imprévue de traiter avec le Sultan, le capitaine Heines donna des ordres pour rendre au moins notre séjour infructueux et décourageant: il était défendu de nous vendre aucune provision de bouche, et les indigènes répétaient que si l'on nous permettait de nous joindre à une caravane pour l'intérieur, les croiseurs anglais arrêteraient le commerce maritime de Toudjourrah, et confisqueraient tous les esclaves. Quant aux instructions relatives à notre régime, elles furent rigoureusement mises à exécution; et nous serions morts de faim sans quelques sacs de riz que par précaution nous avions apportés de Berberah; pendant tout notre séjour, le secrétaire de mon frère et moi, nous n'eûmes pour toute nourriture que du riz cuit à l'eau. Un ami, s'étant apitoyé sur l'état de santé de mon frère, nous envoyait pour lui, discrètement, un bol de lait chaque jour. Toudjourrah n'est, à proprement parler, qu'un caravansérail servant de débouché au commerce d'esclaves. Son établissement n'annonce aucune de ces précautions nécessaires pour subvenir aux besoins d'une population assise à demeure; les habitants y sont campés plutôt qu'établis; ils n'ont presque pas de mobilier; le chef de famille peut toujours charger sa femme, ses enfants et ses ustensiles sur le dos d'un des chameaux agenouillés à sa porte, et, abandonnant une maison dont la valeur intrinsèque est presque nulle, il peut, dans le plus bref délai, transporter ailleurs ses pénates. Les habitants sont très-sobres; chaque famille se tient en relations avec des bédouins de l'intérieur qui lui fournissent du beurre fondu et du sorgho; le blé, le riz et quelques autres objets de consommation n'arrivent que sur commande et par mer; parfois ils égorgent une chèvre, et de loin en loin un bœuf ou un chameau. On ne trouve à Toudjourrah ni bazar, ni marché de comestibles. Il était
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