Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie
donc facile de nous empêcher d'acheter aucune denrée alimentaire.
Deux partis s'étaient formés à notre sujet, et le Sultan oscillait entre eux: l'un voulait maintenir notre exclusion du droit commun, l'autre nous laisser libres de nous joindre à une caravane qui se formait pour le Chawa. Ce dernier parti allait prévaloir, lorsque nos adversaires frétèrent expressément un bateau arabe, et allèrent à Aden prévenir le capitaine Heines qu'ils ne répondaient plus de pouvoir nous empêcher de partir pour le Chawa; et quelques jours après; un brick de guerre anglais ( the Euphrates ) vint stationner à Toudjourrah. La semaine suivante un second brick vint relever le premier, qui s'en retourna à Aden, et ces deux bâtiments se relayèrent ainsi pendant plusieurs semaines pour tenir le gouverneur d'Aden au courant de toutes nos actions. Le Sultan reçut l'ordre de faire suspendre le départ de la caravane qui devait nous emmener en Chawa, et cet ordre contraria d'autant plus les trafiquants que nous étions au mois de mars, et que les chaleurs se faisaient déjà sentir.
Un matin, à mon lever, j'appris qu'un bâtiment arabe venu d'Aden avait jeté l'ancre dans le port au point du jour: qu'un Européen était descendu à terre, et qu'on l'avait forcé à coups de bâton à se rembarquer et à remettre à la voile. En sortant, j'allai chez Saber, qui me confirma cette nouvelle et m'indiqua le bâtiment, qui disparaissait déjà à l'entrée de la baie. Je sus plus tard que cet Européen n'était autre que notre compatriote M. Combes. Il avait pour mission de se rendre auprès de Sahala Sillassé, le Polémarque du Chawa. À Aden, le capitaine Heines lui avait donné l'hospitalité dans sa maison, mais sans oublier néanmoins de préparer à Toudjourrah la réception déplaisante qui lui fut faite.
Les officiers des deux bricks qui se relayaient pour nous surveiller n'eurent plus aucune relation avec nous, et nous regrettâmes le capitaine Christofer, dont la courtoisie adoucissait du moins la rigueur des ordres qu'il était chargé de transmettre à notre sujet: il avait été désigné à un commandement dans l'Inde. Cette attitude des officiers anglais ne contribua pas peu, selon Saber, à encourager la malveillance de ceux des indigènes qui cherchaient à s'attirer les libéralités du gouverneur d'Aden.
Nous avions, mon frère, son secrétaire et moi, l'habitude de nous promener chaque soir dans un endroit fréquenté aux alentours de Toudjourrah. Depuis deux ou trois jours, une indisposition retenant mes compagnons chez eux, j'allais seul faire ma promenade habituelle. Un soir, au détour d'un sentier, je vis, accroupis sous des arbres, trois bédouins à qui je donnai le salut d'usage. J'eus à peine fait quelques pas qu'une grosse pierre lancée par derrière vint effleurer mon turban et s'enterrer dans le sable devant moi. En me retournant, je me trouvai face à face avec mes adversaires; l'un d'eux mis hors de combat, les deux autres disparurent derrière les ruines d'une mosquée. Une petite fille, revenant de la fontaine, avait tout vu, et, courant vers les premières maisons, elle avait poussé le cri d'alarme; ce qui avait déterminé la fuite de mes agresseurs. Des habitants sortirent en armes; nous retournâmes au lieu de la scène, mais le bédouin tombé avait disparu. Mes amis s'émurent beaucoup de cette tentative. Saber jeta feu et flamme contre le Sultan et son parti, qui attireraient, disait-il, sur son pays, la vengeance des Français, et, à son défaut, une punition divine. À quelques jours de là et en plein midi, le secrétaire de mon frère fut insulté et attaqué à coups de pierre par des enfants et quelques jeunes hommes.
Durant mon hivernage à Gondar, j'avais eu avec Sahala Sillassé des relations de sa part très-bienveillantes. Nous avions échangé des cadeaux, il m'avait pressé de me rendre auprès de lui, et je ne doutais pas que, s'il apprenait que j'étais à Toudjourrah, il ne me fît ouvrir une route, malgré les résistances du Sultan, car, à cause de leur commerce avec le Chawa, tous les habitants de Toudjourrah dépendaient de lui. Aussi, dès notre arrivée, avions-nous cherché à lui faire connaître notre situation.
Plusieurs indigènes avaient d'abord consenti à lui porter notre message, mais malgré l'appât d'une forte récompense, chacun d'eux, au moment de partir, s'était dégagé de sa promesse, en alléguant qu'il craignait de mécontenter les
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